Luc Ferry
Inédit.Le philosophe Luc Ferry s’est donnépour mission de nous faire redécouvrir les mythes grecs. Il explique dans un texte pour «L’Hebdo» pourquoi leur pertinence n’a jamais été plus grande.
Longtemps, j’ai trouvé la mythologie difficile, pour ne pas dire ennuyeuse. Trop de personnages, trop de récits entrecroisés, trop de labyrinthes. Un jour, grâce notamment aux travaux de Jean-Pierre Vernant, j’ai fini par comprendre que les grands mythes grecs délivraient un message de sagesse d’une profondeur abyssale, que ce message allait devenir la matrice de la philosophie et qu’il nous parlait encore aujourd’hui, aujourd’hui peut-être même plus que jamais, pourvu du moins qu’on le comprenne. Vous n’êtes pas convaincu? Vous pensez que c’est un propos d’universitaire, pour ne pas dire de bourgeois?
Alors, plutôt qu’un long discours, je vais vous raconter trois histoires, trois légendes magnifiques et vous allez pouvoir juger par vous-même. Commençons par le commencement: L’Odyssée, d’Homère, le premier texte écrit en grec, au VIIIe siècle avant J.-C. Contrairement à ce qu’on vous a parfois dit à l’école, ce n’est ni un roman d’aventures ni une épopée littéraire, mais un récit philosophique, celui d’un homme, Ulysse, le roi grec de la cité d’Ithaque, qui va de la guerre (l’horrible guerre de Troie) à la paix, de la haine à l’amour (les retrouvailles avec sa ravissante femme, Pénélope), de l’exil au retour chez soi, du chaos à l’harmonie, bref de la vie mauvaise à la vie bonne.
La vie bonne
Il cherche une réponse à la question qui deviendra celle de toute la philosophie: qu’est-ce qu’une vie bonne pour les mortels? Et il nous donne la première grande réponse: pour parvenir à la vie bonne, il faut vaincre les peurs, fuir le passé et l’avenir, la nostalgie comme l’espérance, afin d’être enfin capable d’habiter le présent. A l’instar d’Ulysse à Ithaque, le sage est celui qui s’ajuste au cosmos, comme la petite pièce d’un puzzle s’intègre dans un tableau d’ensemble. Or, le cosmos étant éternel, il devient lui-même fragment d’éternité: la vie bonne, c’est la mise en harmonie de soi avec l’harmonie du monde.
Une formule stoïcienne dira dans le même sens que le sage est celui qui parvient à regretter un peu moins, espérer un peu moins, aimer un peu plus, car à force de vivre dans le passé ou le futur, comme disait Sénèque, «nous manquons de vivre», nous ne sommes jamais dans le présent. Voyez Ulysse: pendant les dix ans que dure la guerre de Troie, il est dans la nostalgie d’Ithaque, dans l’espérance d’Ithaque, jamais dans l’amour d’Ithaque. Mais quand il y parvient, les dieux distendent le temps, arrêtent la course du soleil, pour qu’il retrouve Pénélope, sa femme, dans un présent qui n’est plus gâté par le passé ni le futur. Dans leur lit d’amour, ils deviennent ainsi comme des grains d’éternité.
Prométhée et la liberté
Deuxième exemple: le mythe de Prométhée. Il est à l’origine d’une idée géniale, l’idée moderne de liberté. Après avoir gagné la guerre contre les Titans, les Olympiens, conduits par Zeus, le roi des dieux, se retrouvent chez eux, sur leur belle et lumineuse montagne. Pourtant, après la guerre, tout est trop calme, rien ne bouge, rien ne se passe, et les immortels commencent à s’ennuyer ferme. Pour les distraire, Zeus demande à Prométhée de créer les mortels. Avec les humains, il y aura à nouveau de la vie, des histoires, des sacrifices, des êtres à aimer et à punir, bref du mouvement.
Prométhée, dont le nom signifie «celui qui pense en avance», va se mettre à la tâche, quand son frère Epiméthée, «celui qui réfléchit après coup», le supplie de le laisser se faire la main sur les animaux. Avec de la terre et de l’eau, il façonne des figurines, des archétypes des espèces animales auxquelles il attribue des places spécifiques: les oiseaux dans les cieux, les poissons dans l’eau, les mammifères sur la terre, etc. Et il leur accorde des dons particuliers: griffes, ailes, nageoires, fourrure contre le froid, carapace pour les plus lents, etc. Finalement, il construit un écosystème parfait… sauf qu’il ne reste rien, ni archétype, ni place, ni dons, pour les humains! Ils naissent tout nus, sans ailes, sans griffes, ni fourrure, ni carapaces. Ils nagent mal, ne courent pas vite, ne volent pas. Mais c’est précisément parce que l’homme n’est rien, qu’il va devenir tout: il fabriquera des armes, des vêtements, des maisons, des bateaux et le rêve d’Icare se transformera plus tard en avion.
Pour cela, Prométhée a dérobé le feu chez Héphaïstos et les techniques chez Athéna, faisant au passage de l’être humain la seule espèce vivante capable de dévaster l’ordre cosmique, ce pourquoi il sera puni par Zeus. L’idée que, parce que je ne suis rien, je peux, et même je dois, inventer ma destinée librement deviendra le thème majeur des philosophies de la liberté, de Rousseau jusqu’à Sartre. Et, comme Zeus, l’écologie contemporaine voudra punir ce Prométhée déchaîné, stigmatiser la démesure, cette hybris qui caractérise l’espèce humaine depuis qu’elle s’est dotée de la technique. Voilà un mythe dont les connotations contemporaines sont sans fin.
Oedipe et la démocratie
Troisième exemple: le tragique grec. Avec la naissance de la démocratie, un débat fondamental apparaît: quelle part de liberté, quelle part de destin dans nos vies? Questions qu’Eschyle et Sophocle ne vont cesser d’explorer. Voyez le cas d’Œdipe: c’est un homme courageux, intelligent, bon père et bon roi, et les deux crimes qu’il a commis sont involontaires: il a été le pur jouet de la fatalité. Lorsqu’il découvre qu’il a tué son père, Laïos, et couché avec sa mère, Jocaste, il se crève les yeux.
Dans la mythologie, le châtiment est toujours en exact rapport symbolique avec le crime commis: Œdipe n’a rien vu venir, il a péché par manque de vision? Il se punit par l’aveuglement. La question d’Œdipe n’est pas celle de l’inceste, comme l’a cru Freud, mais celle de nos aveuglements, de notre rapport au destin, de la non-liberté dans nos vies. En quoi le tragique se joue en dehors des catégories de la morale commune. Le tragique, c’est avant tout un conflit entre des légitimités égales et pourtant irréconciliables. Il ne s’agit pas d’opposer des bons et des méchants mais, comme dans le cas de l’Antigone de Sophocle, tous les protagonistes sont estimables.
Ce sont des gens bien. La tragédie d’Antigone commence après la guerre qui a opposé les deux fils d’Œdipe, Polynice et Etéocle. Polynice a levé une armée étrangère, venue d’Argolide, pour assiéger Thèbes, sa propre ville, défendue par son frère, Etéocle. Dans ce combat, ils trouvent tous deux la mort. Leur oncle, Créon, frère de Jocaste, reprend sa place sur le trône de Thèbes. Conformément à la loi de la cité, il ordonne l’enterrement d’Etéocle et le refuse à Polynice, la tradition thébaine exigeant que les traîtres ne soient pas ensevelis.
Donc, Créon, en tant que roi, a raison, mais sa nièce, Antigone, défend son frère Polynice au nom d’une autre loi, celle des dieux, du cœur et de la famille, une loi à ses yeux supérieure à celle des hommes, qui lui commande de ne pas abandonner son frère Polynice aux chiens et aux oiseaux. Le plus fort, comme l’avait vu Hegel, c’est que chacun des deux protagonistes comprend parfaitement le point de vue de l’autre: Créon n’est pas seulement le souverain de Thèbes, il est aussi l’oncle d’Antigone et de Polynice: il sait donc que la loi de la famille, en tant que loi divine, vaut bien celle de la cité. Quant à Antigone, en tant que fille de l’ancien roi de Thèbes, Œdipe, et nièce de l’actuel, elle n’ignore évidemment rien des devoirs qui incombent à son oncle.
Aujourd’hui
Vous voyez que cette conception du tragique s’applique à nombre de situations, de l’Ukraine au Moyen-Orient, où les partis qui s’opposent ont tous des raisons légitimes à faire valoir. Si j’étais Palestinien et que j’avais 15 ans, je haïrais Israël, et si j’étais un jeune juif, je haïrais le Hamas. Même chose entre l’est et l’ouest de l’Ukraine. C’est ce que Max Weber appelait les «antinomies de l’action historique», les conflits tragiques étant des déchirures irréparables dans le tissu harmonieux du cosmos ou de l’histoire. Comme Nietzsche, il en tirait l’idée que l’essentiel de la politique et de l’histoire est composé de tragique plutôt que de conflits où le bien et le mal seraient faciles à identifier.
En quoi les grands mythes nous parlent encore. Ils traitent de tous les grands sujets, du sexe, de la mort, de la guerre, de l’amour, du divin, de l’au-delà, bref de tout ce qui nous intéresse. Sans compter que, par dizaines, des expressions issues de la mythologie grecque se sont inscrites dans le langage courant: une «pomme de discorde», un «dédale de rue», prendre le «taureau par les cornes», toucher le «pactole», «tomber de Charybde en Scylla», suivre un «fil d’Ariane», «jouer les Cassandre», etc. Mille références endormies aux Sirènes, à Typhon, Océan, Triton, Python, Sibylle, Stentor, Mentor, Laïus, Argus, Œdipe et à tant d’autres personnages mythiques habitent encore incognito nos conversations de tous les jours. Les grands mythes ne se limitent pas à des contes et légendes. Ils proposent des leçons de vie et de sagesse d’une profondeur abyssale. De sorte que s’en priver ou en priver nos enfants serait un crime contre la culture.
20 PUBLICATIONS ET 3 RENCONTRES AU SALON DU LIVRE DE GENÈVE
Luc Ferry s’attaque à une vaste relecture des mythes grecs et occupe le prochain Salon du livre et de la presse de Genève, entre le 29 avril et le 3 mai.
En coédition entre Le Figaro et les Editions Plon, Luc Ferry s’est lancé dans une relecture complète de la mythologie grecque. Vingt ouvrages de 96 pages, accompagnés chacun d’un CD audio d’une heure reprenant une conférence donnée dans le cadre des Jeudis philo de l’écrivain au Théâtre des Mathurins, à Paris, sont en vente chaque semaine avec le magazine Le Figaro. Ils sont disponibles sur commande dans les librairies et seront rassemblés cet automne en un seul volume. Sont déjà parus les volumes 1, 2 et 3 consacrés à «L’Odyssée ou le miracle grec», à «L’Iliade et la guerre de Troie – L’héroïsme grec» et à «La naissance des dieux et du monde – D’après la Théogonie d’Hésiode».
Luc Ferry sera l’invité du Salon du livre et de la presse de Genève sur la scène Philo du Salon du livre, en collaboration avec L’Hebdo et Le Temps, et sur la scène L’apostrophe. On le retrouvera pour un échange sur l’amour avec l’écrivaine Marcela Iacub (samedi 2 mai à 15 heures), avec Axel Kahn pour parler innovation et science (samedi 2 mai à 13 heures) et avec André Comte-Sponville pour parler quête philosophique (dimanche 3 mai à 15 heures). Des rencontres évidemment suivies de dédicaces.