Photographie. En phase avec les mutations de l’image, l’institution de Winterthour inaugure un format inédit d’expositions, Situations, à la fois dans le musée et dans l’univers numérique.
Faut-il encore l’appeler «photographie»? La technique, presque bicentenaire, a tant évolué ces dernières années que la question est légitime. «Nous parlons aujourd’hui chez nous des médias photographiques plutôt que du seul média de la photographie», note Thomas Seelig, l’un des deux directeurs du Fotomuseum de Winterthour.
Le constat est similaire du côté des façonneurs d’images, en particulier des plus créatifs d’entre eux, dont peu se revendiquent du terme «photographe». Leurs moyens d’expression sont désormais si divers que l’étiquette paraît désuète.
La frontière entre image fixe et image animée s’efface. Les photos se prennent par téléphone portable, ordinateur, tablette ou drone. Elles se distribuent dans l’instant sur les innombrables plateformes numériques, en réseau ou non.
Elles étaient conçues pour le temps long de la mémoire: les photos sont aujourd’hui formatées pour la conversation globale, disparaissant à peine apparues. Leur fonction est aujourd’hui sociale, utilisée dans la plupart des activités humaines. Elles étaient un moyen d’information.
Elles sont maintenant un moyen de communication entre individus, comme un nouveau langage visuel qui s’appellerait «le photographique». Leur ontologie (essence) a changé.
Dès lors, «les musées de la photographie doivent aussi se remettre en question, poursuit Thomas Seelig à Winterthour. Ils existent depuis huitante ans, se concentrant toujours sur ces objets hiératiques accrochés aux murs. Il est plus que temps d’élargir cette pratique en tenant compte des nouvelles technologies et des nouvelles formes de la photographie.»
Dont acte. Le 10 avril, le Fotomuseum ouvre son espace muséal Situations, jetant aux oubliettes la programmation habituelle de deux de ses salles. La principale est la Black Box, terme choisi en référence au théâtre expérimental, aux performances, à la création qui bouge au lieu d’être statique.
Ce laboratoire de l’image photographique accueillera des ateliers, de petites expositions, des objets, des textes. Une Situation durera deux heures ou deux mois. Elle montrera des photos, des vidéos, des récits, une conversation en ligne, une saisie d’écran, une présentation de portfolio, une projection, une conférence par Skype, une performance.
Une Situation pourra se tenir au Fotomuseum, mais aussi à São Paulo ou à Berlin, alors transmise en direct sur le site web du Fotomuseum.
«L’ancienne idée de «l’exposition» sera ainsi recadrée grâce aux technologies numériques, précise Thomas Seelig, de même que la notion d’audience.»
Une plus large audience
Les visiteurs? Le Fotomuseum a depuis quelques années élargi son auditoire avec la mise en ligne de ses archives, mais aussi le lancement en 2012 de son blog Still Searching, tenu à tour de rôle par des curateurs invités.
Ce journal de bord se concentre sur la recherche photographique et les mutations de la technique. «Auparavant, notre audience suivait, comme notre programmation, l’angle Europe - Etats-Unis, remarque Thomas Seelig.
Notre blog est aujourd’hui lu ou commenté chaque jour par 5000 à 6000 personnes dans le monde, y compris en Afrique ou en Chine. Le champ de notre activité s’est considérablement élargi.»
Les Situations, à la fois réelles et virtuelles, compteront sur les visiteurs en ligne pour s’enrichir de proche en proche. Chacune d’entre elles sera conservée sous la forme d’archives numériques que chacun pourra personnaliser, ou reconfigurer par des tags.
La première Situation sera consacrée aux «Relations», c’est-à-dire au changement de l’identité de la photographie en relation avec la culture numérique. La deuxième s’intéressera aux algorithmes qui s’imposent comme «la» technologie visuelle du moment. La troisième examinera les anciens et futurs supports de la photo. Ainsi de suite.
Du jeu et du plaisir
Légèreté, mais aussi rapidité et économie de ce format inédit d’exposition. Une Situation pourra être mise sur pied en quelques jours si un nouveau phénomène photographique apparaît à l’horizon. «La communication sera aussi beaucoup plus rapide qu’actuellement, prédit Thomas Seelig.
A l’heure actuelle, pour chaque exposition, la préparation des cartons d’invitation, des communiqués ou des affiches prend en moyenne trois mois. Ici, plus besoin d’imprimer un catalogue: il sera disponible en ligne, sous cette seule forme, avec une extension incomparable de son contenu.»
Gain de temps, gain d’argent. Mais moins de visiteurs payants dans le musée? «Je ne le crois pas, répond le codirecteur du Fotomuseum. De toute manière, les entrées payantes ne comptent que pour 25% de notre budget annuel.»
Enfin, c’est l’atmosphère silencieuse et compassée des bons vieux musées qui sera bousculée avec ce genre d’exposition: «Notre but, en fin de compte, est de changer la nature de la visite d’exposition. D’aller vers quelque chose de plus réactif, vif, ludique, centré sur la notion de plaisir», conclut Thomas Seelig.
Lequel n’a pas connaissance de projets similaires dans d’autres musées de la photographie. Quoique. L’autre grand musée suisse de la photo est l’Elysée, à Lausanne. Sa nouvelle directrice, Tatyana Franck, pense également aux espaces transitionnels, mi-physiques, mi-virtuels.
A commencer par le catalogue de la prochaine exposition, reGeneration3: il aura une dimension en réalité augmentée pour mieux visualiser les contenus multimédias de la présentation, dédiée à la jeune création photographique. Les collections du musée vaudois seront également numérisées pour être accessibles à tous.
Et le futur Pôle muséal de Lausanne, dans lequel sera intégré l’Elysée? «Il sera indispensable d’intégrer le multimédia à l’expérience muséale, répond Tatyana Franck. Il ne s’agira pas uniquement d’offrir une salle de consultation, mais un environnement dédié aux projets multimédias.
Avec une programmation artistique propre, permettant de s’adapter très vite aux mutations des technologies et aux faits d’actualité. Ce serait l’équivalent d’un module d’exposition temporaire consacré et adapté aux nouvelles pratiques numériques. Avec un commissariat spécialisé pour la programmation et également accessible depuis le site web du musée.
Cette approche donnera l’expérience numérique du Musée de l’Elysée au sein même du bâtiment, tout en servant de laboratoire. Elle permettra de doter le musée d’un outil de veille et de réflexion sur les nouvelles technologies.»