Il ne jetait rienet c’est sur une étagère que son fils a retrouvé les bandes d’«Out Among the Stars», album des eighties jamais publié. Plus qu’une curiosité, un formidable chaînon manquant dans la légende de l’Homme en noir, mort en 2003.
Evidemment, vous avez raison: marre des inédits de Johnny Cash. Qu’est-ce que c’est que cette marche sans fin, commencée à peine deux mois après la mort du chanteur, en septembre 2003, à 71 ans? Le stupéfiant coffret Unearthed proposait alors au monde ébahi quatre CD entièrement sortis du néant, gospels, hymnes, duos divers, chansons de l’enfance, le tout jaillissant des stocks de Rick Rubin, producteur qui refit de Cash une icône à partir du milieu des années 90 sur le label American Recordings. Et en 2006, encore un: le formidable A Hundred Highways. Et en 2010, encore un: Ain’t No Grave, toujours chez American. On vous passe les compilations et autre Personal File de 2006 (encore deux CD de trouvailles, enregistrées chez lui entre 1973 et 1982), les remix et rééditions plus ou moins augmentées.
Johnny Cash a eu de la chance. Entre 1994 (ses débuts chez American) et sa mort, il a connu bien mieux que du succès. Il a vécu une rédemption artistique, une reconnaissance, la construction en apothéose d’une geste qui en a fait une étrange exception dans l’aventure de la country américaine. Pour faire simple: Johnny Cash est aujourd’hui le seul artiste du genre à avoir une telle aura.
Alors que la country est encore terriblement et injustement considérée en dehors des Etats-Unis comme une musique de bouseux d’extrême droite, la légende du «Man in black» n’a cessé de croître. Et sa mort n’a pas estompé le phénomène: au contraire, il est devenu encore plus grand mort que vivant. Tous lui ont fait allégeance, de Dylan à Bono en passant par Springsteen et Bashung (qui fut un des seuls vrais défenseurs de la country en francophonie), de Tom Petty à Elvis Costello.
Un malentendu. Une magie a ainsi opéré. Peut-être est-elle d’ailleurs basée sur un genre de malentendu. La plupart de ceux qui adorent Cash aujourd’hui ne le connaissent en effet que sur trois aspects: les live enregistrés au bord de l’émeute dans les prisons de Folsom et de San Quentin à la fin des années 60, ou la sublime série finale des disques acoustiques et crépusculaires sortis chez American à la fin de sa vie. Enfin un biopic plutôt pas mal: Walk the Line, en 2005, où Joaquin Phoenix campait plus vrai que le vrai un Cash encore en proie à ses démons (drogue, démolissage régulier de chambres d’hôtel, picolage permanent, tournées foireuses avec Elvis débutant, puis amours, bigoterie et retour à l’eau plate avec June Carter).
Mais pour ce qui concerne la majeure partie de son œuvre enregistrée, la country rude en sa rébellion, façon outlaw et baryton, celle qui entendait botter le cul des croûtons de Nashville à partir des seventies, c’est le brouillard: la plupart des fans de la onzième heure du géant de l’Arkansas s’en moquent comme de leur première chemise à carreaux.
On en est là, printemps 2014, Cash en Commandeur vénéré et fantomatique de tout ce qui compte dans la country et le rock, quand se présente soudain l’occasion de revenir sur une des périodes considérées comme l’une des plus larguées de sa carrière, durant les années 80.
Au début de la décennie, Cash signe The Baron, album qui marche correctement. Mais les deux disques suivants se ramassent, en une époque rude où les kids américains en sont à taper dans leurs mains sur les tubes angliches de Duran Duran.
L’époque est sans pitié. En 85, Columbia publie Rainbow, qui sonne comme une dernière chance, et se plante. Cash a pourtant enregistré une douzaine d’autres chansons, mises en boîte par Billy Sherrill (un maître de la production country), mais il ne les aime guère, trouvant les arrangements trop pop. Il refuse de les sortir. C’en est trop, Columbia le vire, et Out Among the Stars se retrouve sur une étagère pour prendre la poussière.
Modernité incroyable. Ce n’est qu’en 2012, faisant du rangement, que John Carter Cash, fils de, tombe dessus. Ces bandes et leur sortie inattendue ne sont pas une anecdote. Plutôt un chaînon manquant et fascinant entre sa période country western et la série merveilleuse des albums acoustiques s’enfonçant dans les ténèbres de sa fin de vie. Car la force des arrangements jugés à l’époque trop à la mode par Johnny Cash donne aujourd’hui à ce disque une modernité extraordinaire, et laisse pantois. Il est vocalement au sommet, moelleux et grave, profond et limpide, planant en aigle royal et insolent sur un répertoire aussi varié qu’alléchant.
Avec son futur compère des Highwaymen, Waylon Jennings, il balance un fabuleux I’m Movin’ On lâché façon train dans la plaine. Avec June, deux caresses bouleversées de tendresse. Cash signe lui-même aussi une paire de chansons, dont le gospelisant I Came to Believe qui clôt l’affaire. Enfin, She Used to Love Me a Lot, qui fait office de single, n’aurait pas fait tache lors des sessions American: c’est une merveille absolue, un miracle de pop country: «I thought she loved me with a love that wouldn’t die.» Un amour qui ne mourra jamais: voilà l’histoire de la longue marche de Johnny Cash et de tous ceux qui l’écoutent.
«Out Among the Stars». 1 CD Sony. Sortie le 21 mars.