La musicienne bâloisea enregistré à Londres un deuxième album stupéfiant, qui fera date. Rencontre.
Il y a parfois des évidences. Celle, par exemple, que le deuxième album de la Bâloise Anna Aaron fera quoi qu’il arrive partie, lorsqu’il sera temps de se pencher sur l’année rock, des albums phares de 2014. Un an et demi après l’audacieux Dogs in Spirit, mélange incandescent de folk mélodique et de rock rugueux, la pianiste et chanteuse enfonce le clou avec un Neuro d’une profondeur renversante. Mais une chose a changé: à 29 ans, la musicienne a conscience qu’elle est cette fois attendue, en témoigne un clip mis en avant il y a quelques semaines sur le site des Inrockuptibles. Pas question pour elle, néanmoins, de se mettre la pression. «Les nouveaux morceaux sont venus tellement rapidement que je n’ai pas eu le temps de penser au monde extérieur», confie-t-elle lorsqu’on lui pose la canonique question du deuxième album.
Produit par le bassiste lausannois Marcello Giuliani, pièce maîtresse du quartet d’Erik Truffaz, Dogs in Spirit avait été enregistré dans la capitale vaudoise. La collaboration a été telle qu’Anna Aaron a dans la foulée été invitée par le trompettiste franco-suisse à les accompagner sur disque puis lors d’une tournée qui les a emmenés jusqu’en Israël.
«Ça m’a beaucoup aidée, de partager la scène avec des musiciens tellement pros, tellement expérimentés», raconte l’artiste, pour qui affronter un public reste, malgré le partage intense qui peut en découler, une expérience difficile. «Il faut que je me débrouille avec cela, que j’apprenne à gérer mes émotions. Ça fait partie du job, je n’ai pas le choix. Mais, heureusement, mon angoisse disparaît dès que le concert commence.»
Une nouvelle voix. Dès qu’elle a eu assez de matériel pour envisager l’enregistrement d’un deuxième album, Anna Aaron a eu envie de demander au Londonien David Kosten de le produire. A son grand étonnement, celui-ci lui répond rapidement. Après une première rencontre en novembre, l’enregistrement a finalement lieu en décembre dernier. «J’adorais sa manière de travailler le son, la qualité lumineuse de ses productions, notamment pour Bat for Lashes et son projet Faultline», glisse la Suissesse pour expliquer son envie. Finalement, le travail en studio se fera à quatre. Afin d’épauler la musicienne, Kosten fait appel à deux amis, et non des moindres: le songwriter Ben Christophers et le batteur Jason Cooper, membre depuis 1995 de The Cure. «Ils sont tous les trois tellement géniaux que tout est allé très vite. David travaille de manière très intuitive, on n’a quasiment jeté aucune prise.»
Ce qui frappe peut-être le plus, à l’écoute de Neuro, c’est la voix plus en avant, plus assurée aussi, de la chanteuse. «J’ai en effet beaucoup travaillé de ce côté-là, confirme-t-elle. Et c’est comme si une nouvelle voix était sortie de moi, c’était assez bizarre comme sensation. Au début, j’avais presque l’impression que ce n’était pas moi qui chantais. Mais c’est ce que je cherchais. J’avais tendance à chanter dans les mêmes régions tonales, c’était donc important d’essayer de casser cela, de ne pas rester dans les mêmes zones.»
On n’est dès lors guère surpris d’apprendre qu’Anna Aaron écoute ces temps-ci beaucoup de musique des années 80, et principalement des artistes qui, eux aussi, ont toujours modulé leur voix comme un instrument à part entière: Kate Bush, David Bowie et Talk Talk. A l’écouter parler de l’importance du rythme – «les gens l’oublient parce qu’ils sont trop concentrés sur la mélodie et la voix, justement» –, on a l’impression que la jeune femme a toujours baigné dans la musique. Or, c’est loin d’être le cas. Née à Bâle, elle a en effet passé quatre années, entre l’âge de 5 et 9 ans, à l’étranger. Ses parents sont missionnaires et s’installent d’abord en Angleterre et en Nouvelle-Zélande puis, plus longuement, aux Philippines. «On vivait dans les bidonvilles, ce qui fait que j’étais totalement isolée de toute culture musicale. On n’avait pas de disques ni de radio. Lorsque, de retour à Bâle, j’ai commencé à entendre de la musique, je ne la comprenais pas, je n’arrivais pas à l’intérioriser. Finalement, c’est avec les comédies musicales, comme Cats et Le fantôme de l’opéra, que j’y suis parvenue. Car les mélodies des comédies musicales sont faciles à comprendre. En tout cas, j’ai pu remarquer que si tu ne grandis pas avec de la musique, c’est très dur de s’y mettre, c’est comme avec les langues. A 10 ans, c’est déjà très tard.»
Merci Sophie. La suite du parcours est plus classique. Cours de piano dès 12 ans, découverte du rock via Radiohead, premier groupe puis premières compositions. Anna Aaron ne pense pourtant pas faire carrière dans la musique et s’inscrit à l’université, en philosophie et littérature allemande. C’est alors que Sophie Hunger lui propose d’assurer sa première partie au Volkshaus de Bâle. La Bernoise lui présente alors l’équipe du label lausannois Two Gentlemen, qui tombe sous le charme et signe la musicienne fissa. Quel flair!
De son éducation religieuse, Anna Aaron a gardé un goût pour la spiritualité qui se retrouve parfois dans ses textes. Mais lorsqu’on lui pose la question de son rapport à la religion, elle botte en touche, soulignant que ça n’a rien à voir avec la musique. L’artiste se dévoile, mais pas trop, cachant sous son apparente timidité un aplomb certain. Est-ce à dire que derrière Anna Aaron se camoufle une Cécile Meyer – son vrai nom – secrète et introvertie? «Non, Anna et Cécile sont la même personne, tranche-t-elle. Mais comme tout le monde, je choisis ce que je dis dans l’espace public. Et je ne souhaite pas donner des informations privées qui pourraient déranger la perception que l’on peut avoir de ma musique.» Les interviews vérité où il s’agit de se dévoiler, ce n’est pas son truc. Rester dans le factuel est aussi, peut-être, un moyen de conserver cette aura mystérieuse que dégagent ses compositions. Mais peu importe. Neuro est un grand disque, et c’est tout ce qui compte.
Critique
De l’ambition, mais aucune prétention
Il y a dès le premier titre de Neuro, un Case tout en clairs-obscurs, un son ample et profond, comme si le piano d’Anna Aaron résonnait dans une cathédrale. On sent là la patte de David Kosten, producteur avisé dont le goût pour les ambiances électroniques se retrouve dans des morceaux comme Heathen et Totemheart, sur lesquels la Bâloise explore de nouveaux territoires. Ailleurs, on retrouve son songwriting inspiré qui lui permet de passer avec classe de la pop mélancolique (Linda, Off) au folk bluesy (Stellarling, Girl) en passant par un rock lancinant et abrasif (Neurohunger et son superbe final à la Sonic Youth). Soutenue par des rythmiques solides, portée par des mélodies faussement binaires et irrémédiablement obsédantes, la musique d’Anna Aaron n’est pas seulement précieuse, elle est essentielle. Et possède la qualité rare d’être ambitieuse dans ses arrangements, mais sans jamais se faire prétentieuse.
«Neuro». Two Gentlemen/Irascible. Sortie le 28 février.
En concert le 6 mars à Fribourg (Nouveau Monde), le 8 à Monthey (Pont Rouge) et le 15 à Lausanne (Le Romandie). Autres dates sur www.annaaaron.com