«En cas de forte chaleur» confirme le charismelittéraire de la romancière irlandaise qui adore déterrer les secrets de famille. Rencontre.
Dans Le milieu de l’horizon, le Lausannois Roland Buti racontait l’an dernier comment la sécheresse qui frappa l’Europe à l’été 1976 sema le trouble dans la ferme de son enfance et sonna le glas de l’harmonie familiale. En cas de forte chaleur, signé de la romancière irlandaise Maggie O’Farrell, lui fait un joli clin d’œil en narrant comment, près de Londres, durant cette même sécheresse, un retraité, père et grand-père tranquille, disparaît un matin en allant chercher le journal. Les trois enfants se réunissent chez leur mère et tentent de comprendre où leur père a pu aller. En fouillant les tiroirs, ils trouvent la trace de versements réguliers à un couvent en Irlande, pays où il est né. Les secrets de famille enfouis ressortent peu à peu: un premier mariage, un frère caché, les dommages collatéraux des troubles irlandais sur le destin d’une famille.
A travers la quête du père et le mystère de son absence, ce beau roman, le sixième de Maggie O’Farrell traduit en français, aborde avec brio et une sensibilité unique les thèmes des relations entre frères et sœurs, de l’impact des secrets de famille, de la manière dont la révolution féministe arrive dans les banlieues petites-bourgeoises, de l’Irlande et de sa place dans l’univers mental des Anglais, de l’exil et surtout de la logique souterraine à l’œuvre dans les familles. Elle l’a déjà prouvé dans La maîtresse de mon amant, L’étrange disparition d’Esme Lennox ou Cette main qui a pris la mienne: Maggie O’Farrell sait tout des liens complexes qui lient les membres d’une famille, leurs antagonismes ou leurs affinités, les jalousies et les rancunes qui fertilisent cette mémoire qui se transmet aux générations suivantes. Rencontre avec une rousse piquante qui sait manier une plume subtile tout en menant sa narration avec brio.
L’été 1976
«En avril 2010, l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll a créé le chaos en Europe. Il n’y avait plus d’avion au-dessus de Londres, les gens s’énervaient à cause des rendez-vous manqués, ou paniquaient et faisaient des réserves de provisions. Cette angoisse latente me rappelait quelque chose d’ancien: j’avais 4 ans lors de la vague de chaleur et la sécheresse de 1976, j’en ai de vrais souvenirs. Nous vivions au pays de Galles après quelques années en Irlande. Les routes gondolaient, fondaient, nous devions aller chercher l’eau au puits. En en parlant autour de moi, je me suis rendu compte que tout le monde avait des souvenirs de l’été 1976. Un policier m’a dit que les gens disparaissaient davantage au moment des vagues de chaleur. J’ai donc imaginé cette famille, dont j’entendais le babillage dans ma tête depuis un bon moment, dans cette fournaise.»
Secrets de famille
«Les secrets de famille sont évidemment un bonheur pour un écrivain. Tout le monde a quelque chose à cacher. Dans mon roman, la révélation du secret de famille a des effets positifs sur la famille. Ce n’est pas toujours le cas. Certains secrets ne sont pas bons à dire. Révéler la vérité ne mène pas toujours à un mieux. Il ne faut pas dire pour dire. Si, dans En cas de forte chaleur, le secret de Gretta et Robert tient si longtemps, c’est que l’attitude envers la parole dans les familles était très différente encore dans la génération nous précédant. Nous savons maintenant, grâce à la psychologie, la psychanalyse et autres thérapies de famille, qu’il vaut mieux parler que se taire. Nous aimons tenir des conseils de famille, tout déballer… Ça n’a pas toujours été le cas! La génération de mes parents, encore, avait l’habitude de se taire. On mesurait sans doute moins les conséquences psychologiques du silence. J’ai connu le cas d’une fillette de 4 ans qui n’arrivait plus à avaler, qui s’étouffait avec sa nourriture. Au détour de la conversation, les parents mentionnent au docteur que le père n’est pas le père biologique. Le docteur leur conseille de le dire à la fillette. Quelques jours plus tard, tout allait bien.»
Irlande
«Mon roman se passe dans les années 70. Les relations entre l’Irlande et Londres étaient très tendues. Il était alors difficile d’être Irlandais hors d’Irlande. Je me souviens avoir vécu, enfant, les sarcasmes d’un enseignant arrivant à mon nom pendant l’appel et se moquant avec mépris. Plus tard, adolescente, le père d’un petit ami m’a demandé stupidement si je faisais partie de l’IRA… Il y avait de tels clichés, tant d’ignorance! Encore aujourd’hui, les choses sont loin d’être apaisées.»
écosse
«J’habite Edimbourg depuis trois ans. Je ne sais pas encore ce que je voterai au référendum sur l’indépendance, le 18 septembre. Je serais surprise s’il est accepté. L’Ecosse en rêve depuis longtemps, mais la logique, la raison économique nous disent que ce n’est pas raisonnable. J’ai grandi en Irlande du Nord, j’ai vécu au pays de Galles, à Londres, à Hong Kong puis maintenant en Ecosse: je suis une citoyenne exemplaire du Royaume-Uni, mais ce royaume est une chose étrange. Chacune de ses nations a envie de s’éloigner, de se différencier de l’Angleterre. Je passe chaque été en Irlande. Je ne m’y sens pas chez moi, mais c’est un lieu très familier. Mon fils m’a dit un jour en y arrivant: “Mais, Mum, les gens te ressemblent tous ici!”»
Mari
«Je suis mariée avec l’écrivain William Sutcliffe, nous avons trois enfants: Seamus, 10 ans, Iris, 4 ans, et Juno, 18 mois. C’est plus facile pour un écrivain de vivre avec un autre écrivain. On se comprend. Il sait quand il faut me laisser tranquille. Nous sommes notre premier lecteur réciproque, sans aucune complaisance!»√
«En cas de forte chaleur».
De Maggie O’Farrell. Belfond, 320 p.