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Poète en Pléiade

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Jeudi, 13 Février, 2014 - 06:00

Le Vaudois de Grignan Philippe Jaccottet entre de son vivant dans la Pléiade.Un événement qui confirme l’importance du plus grand poète francophone contemporain, dont le succès auprès de la jeunesse étonne et perdure.

«Néanmoins». Parfois, un mot contient un homme, un monde. «Néanmoins» contient Jaccottet et la poésie de Philippe Jaccottet. Trois syllabes qui disent un être, une vision du monde, une poésie. «Monde né d’une déchirure/apparu pour être fumée!/Néanmoins la lampe allumée/sur l’interminable lecture» (Airs). Un mot comme un poing levé, un acte de résistance. Un mot qui ne se lasse pas de questionner, un mot inlassable, infatigable, un mot qui refuse de céder le dernier mot, de s’arrêter aux apparences, qui ajoute, reprend, cherche l’équilibre, refuse de s’enfermer dans les diktats, les modes ou les fanatismes. «Puis les portes se ferment en grinçant/l’une après l’autre./Et néanmoins je dis encore (…) / en me forçant à parler, plus têtu/que l’enfant quand il grave avec peine son nom/sur la table d’école» (A la lumière d’hiver).

Un mot actuel, important, synthèse d’une vie qui pense qu’écrire peut changer le monde, d’une vie dont la littérature a changé la vie. Un mot qui parcourt toute l’œuvre du poète né à Moudon en 1925 et installé depuis 1953, par un hasard durable, au cœur du village de Grignan, dans la Drôme. «On aurait cru néanmoins des paroles entendues en passant.» (Et, néanmoins). Un mot qui, si l’on y prête attention, va à l’encontre des clichés gentillets qu’on lui accole et justifie à lui seul la parution des Œuvres de Philippe Jaccottet dans le club hypersélectif (200 auteurs seulement) de la bibliothèque de la Pléiade des Editions Gallimard.

Cette parution est un événement, certes, mais logique: publié par Gallimard depuis 1953, Jaccottet compte parmi les auteurs majeurs de poésie francophone contemporaine. Il réussit l’équation magique: il est lu – par un public sans cesse renouvelé, séduisant les jeunes filles génération après génération –, traduit en une vingtaine de langues et étudié avec une vigueur qui ne se dément pas: «objet» critique reconnu dès les années 80, il a déjà fait l’objet d’une septantaine de mémoires de licence et d’une vingtaine de thèses de doctorat. Son œuvre, après celle d’Henri Michaux, est celle qui a suscité le plus grand nombre de démarches critiques parmi les œuvres poétiques de langue française du XXe siècle.

Vivant. Quinzième auteur à entrer de son vivant dans la prestigieuse collection, désormais estampillé classique, Philippe Jaccottet a adoubé pour diriger la publication José-Flore Tappy, collaboratrice scientifique au Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR) de l’Université de Lausanne, et comme préfacier Fabio Pusterla, poète tessinois et son traducteur italien. José-Flore Tappy, elle-même poétesse, responsable du répertoriage d’une grande partie des manuscrits de Jaccottet déposés à Lausanne, éditrice de ses correspondances avec Roud et Ungaretti, commissaire en 2005 de l’exposition Jaccottet poète à la Bibliothèque cantonale et universitaire, s’est à son tour entourée de deux universitaires français, Jean-Marc Sourdillon et Hervé Ferrage, auteurs chacun d’une thèse de doctorat consacrée au poète, ainsi que de l’ancienne directrice du CRLR Doris Jakubec, pour assurer l’appareil critique inédit et impeccable des 28 recueils de prose ou poésie présentés dans cette Pléiade.

Travailler avec un auteur vivant change tout et les 1650 pages publiées sont le résultat de cinq ans de discussions entre l’équipe de José-Flore Tappy et le poète. «Cela suppose tact, diplomatie, indépendance d’esprit. Il ne s’agit pas de construire un livre avec sa collaboration ou selon ses vœux, mais il ne s’agit pas d’ignorer non plus les bénéfices d’une relation de confiance exceptionnelle.» Jaccottet s’est ainsi mêlé de la chronologie bio-bibliographique, ce qui nous vaut de sa part quelques commentaires judicieusement identifiés comme tels par des guillemets. Ainsi, à l’année 1925, celle de sa naissance: «De religion protestante, mes parents le sont à la manière alors déjà fréquente: mon père n’a nulle envie de fréquenter l’église, ma mère le voudrait; mais, seule, ne s’y rend guère.» Ou en 1995, à propos d’un voyage à New York: «Un voyage “de luxe” (Concorde à l’aller, Queen Elizabeth II au retour), mais dépourvu totalement de ces émotions, de ces surprises qui suscitent la poésie.»

Chronologie. Jaccottet a également tenu à ce que les différents recueils apparaissent dans un ordre chronologique, démembrant ainsi certains livres comme A la lumière d’hiver ou A travers un verger parus accompagnés de recueils antérieurs. Fait du prince et privilège d’auteur vivant, Jaccottet a écarté de ses Œuvres pour lyrisme juvénile intempestif son tout premier recueil publié, Trois poèmes aux démons, paru en 1945 aux Editions les Portes de France, et relégué dans les Appendices Requiem, une suite de poèmes rédigés après avoir vu des photos de jeunes résistants du Vercors torturés et fusillés et parus en 1947 sous les laudatios du milieu.

Mais de L’effraie, premier texte à avoir paru chez Gallimard en 1953 et considéré par Jaccottet comme le véritable début de son œuvre, à Couleur de terre, courte prose parue en 2009 chez Fata Morgana qu’il a souhaité ajouter en cours de travail de la Pléiade, c’est une œuvre à la cohérence exceptionnelle qui se dessine sous nos yeux. «L’imbrication à ce point, et de manière si précoce, de la poésie et de la prose est unique», souligne José-Flore Tappy. Qui espère que cette Pléiade mette à mal les deux mythes dans lesquels on enferme souvent le personnage: celui de l’ermite ascétique et reclus d’un côté, celui du poète inspiré dont les vers tombent du ciel sans effort.

Mission accomplie: Jaccottet a autorisé, c’est une première de mémoire d’auteurs entrés vivants dans la Pléiade, l’accès à ses manuscrits pour l’élaboration de la publication. Du coup, le lecteur peut se rendre compte à quel point la facilité, la simplicité légendaire de Jaccottet ne sont qu’apparentes. L’exemple du recueil Leçons (consacré à la mort de son beau-père et qui commence par ce vers connu: «Autrefois,/moi l’effrayé, l’ignorant, vivant à peine (…) / j’ai prétendu guider mourants et morts) est significatif. «Près de 200 pages manuscrites d’ébauches cristallisées en 23 poèmes tenant sur une dizaine de pages, explique José-Flore Tappy. Sa limpidité de voix, cette justesse si caractéristiques ont été conquises, lentement, sur l’opacité et la confusion.»

Engagé. Et si Jaccottet a choisi Grignan, ce n’est pas pour fuir le monde mais au contraire pour mieux l’écouter et le dire. «Il est habité par le bruit et la fureur de son temps, affirme José-Flore Tappy. C’est un homme tout sauf inactuel. Sa poésie, tourmentée, met en mots un débat intérieur permanent. Ce n’est pas un contemplatif, ni un écologiste qui vanterait les paysages intacts. Il n’y a aucune nostalgie chez lui: le paysage est le levier d’une méditation sur la vie humaine. Tenté par le nihilisme, il y résiste grâce à sa faculté d’émerveillement. Entre le pire et l’idéal, il ouvre une troisième voie.»
La poésie n’a jamais été son seul mode d’expression: critique pour des journaux suisses et français, traducteur d’écrivains allemands, russes ou italiens dès les années 50, de Musil à Rilke en passant par Ungaretti, Traven ou Hölderlin, passeur de haut vol, c’est un «Européen avant la lettre». «Il me fait penser à Claudio Magris à Trieste ou à Peter Handke en Autriche: des artistes au carrefour de multiples influences, à la curiosité altruiste et active, mais se tenant volontairement loin du centre.»

Identité. Suisse? Français? «Ce qui lie l’écriture de Jaccottet à celle des poètes romands tient, à mon sens, à la conjugaison de deux traits, explique Jean-Marc Sourdillon. D’une part cette façon de considérer comme indésolidarisables l’existence et la poésie, d’autre part le refus du symbolique, du conceptuel ou de la généralité.» Il est Romand «par l’omniprésence du doute, véritable moteur pour l’écriture», ajoute José-Flore Tappy. «Un souci d’honnêteté, le poète refusant tout débordement des mots par rapport au vécu qu’il s’est donné la tâche de transcrire. Ce souci de justesse, accompagné d’une méfiance de la facilité: tout cela renvoie à une identité qui s’est construite en Suisse dans la culture protestante – une religion dont il se distanciera violemment mais dont l’esprit l’a marqué.»

Philippe Jaccottet a 88 ans. Cet hiver, il ne reçoit personne. «Quatre-vingt-huit ans, cela pèse lourd; tous mes amis disparaissent les uns après les autres, et ce n’est pas le “succès” littéraire, auquel d’ailleurs je n’ai jamais visé, qui peut vous en consoler», écrit-il d’une main plus tremblante ou hâtive que d’habitude. Dans l’Hommage à Roud publié en 1957, son ami et maître, à qui sur le lit de mort il avait promis de s’occuper de l’œuvre, il écrivait: «La poésie est apte à exprimer l’approche d’un secret qui a été de tout temps la plus réelle préoccupation des hommes.» Néanmoins, demain les rosiers seront en fleurs à Grignan.

Œuvres. De Philippe Jaccottet. Edition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon.
Préface de Fabio Pusterla. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1630 p. En librairie le 20 février.
Rencontre-lecture autour et avec Philippe Jaccottet et ses éditeurs lundi 24 mars au Théâtre Vidy-Lausanne. Entrée libre, réservation obligatoire: communication@payot.ch ou 021 341 32 51.


Philippe Jaccottet

1925 Naissance à Moudon. Une sœur. Père vétérinaire.
1933 Arrivée à Lausanne.
1942 Rencontre Gustave Roud.
1943 Etudes de lettres à Lausanne.
1944 Entrée dans le monde littéraire avec la parution de Pour les ombres (Cahiers de poésie).
1946 Installation à Paris.
1953 Mariage avec la peintre neuchâteloise Anne-Marie Haesler. Deux enfants, Antoine et Marie, naissent en 1954 et 1960. Parution de L’effraie chez Gallimard. Installation à Grignan.
1955 Traduction de L’odyssée d’Homère.
1987 Grand prix national de traduction.
1988 Prix Pétrarque.
1995 Grand prix national de la poésie.
2003 Prix Goncourt de la poésie.
2010 Grand prix Schiller.
2011 L’encre serait de l’ombre (Gallimard), anthologie personnelle.


«J’étais curieuse de savoir comment vivait un poète»
Florence Mottaz, étudiante.

J’ai découvert Jaccottet au gymnase, en lisant Pensées sous les nuages avec ma classe. C’était une première pour moi, en poésie, après les trucs un peu pourris qu’on nous faisait apprendre par cœur pour les réciter devant le sapin à Noël. J’étais habituée à des vers réguliers, alors que Jaccottet était libre et contemporain. C’est surtout sa sombre mélancolie qui m’a touchée, elle correspondait à ce que je vivais. Je me suis intéressée au personnage et suis devenue fan.

J’étais curieuse de savoir comment vivait un poète. Je l’ai vu, lorsqu’il est venu à Lausanne en 2005, inaugurer une exposition qui lui était dédiée à la Bibliothèque cantonale. Mais je n’ai pas osé l’aborder. J’étais transie d’angoisse, dans mon coin! Comme il est très timide, je ne sais pas lequel de nous deux aurait été le plus gêné. Je lui ai écrit pour lui faire part de mon admiration et il m’a répondu une carte que je garde précieusement, comme une relique. Aujourd’hui, à l’âge de 25 ans, je peux dire que cette lecture m’a ouvert un horizon.»<


«Chez lui, les mots sont simples, la forme libre»
Claire Genoux, poétesse.

La première fois que j’ai entendu son nom, c’était de la bouche de mon professeur au gymnase, Jacques Chessex. Il était un peu en concurrence avec lui. Il me disait: “Dans ta poésie, tu ne dois pas faire comme Jaccottet, il est trop éthéré.” Pourtant, ce n’est pas ce que je ressentais à sa lecture. Ses poèmes sont comme une narration, ils ont quelque chose de prosaïque, dans le bon sens du terme. Ils vont très haut, parce qu’ils sont enracinés. Chez lui, les mots sont simples, la forme libre.

A 20 ans, je ne connaissais que la poésie du XIXe siècle; lire Jaccottet a été un tel rafraîchissement! L’année où j’ai reçu le Prix littéraire de la Sorge, réservé aux étudiants de l’Université de Lausanne, Jaccottet faisait partie du jury. Malheureusement, il n’est pas venu pour la remise du prix. Cela a été une rencontre manquée… Mais lorsque j’écris, il est toujours à proximité. Même si je suis davantage influencée par des écritures liées à la terre vaudoise, sa lecture me met dans un état d’ouverture, d’écoute.»


«Il a une grande influence en Italie»
Fabio Pusterla, poète.

Je lis et traduis en italien Jaccottet depuis vingt-cinq ans. C’est pour cette raison qu’on m’a demandé de signer la préface de ce volume de la Pléiade. La première fois que je suis allé lui rendre visite, à Grignan, nous ne disions rien, trop intimidés. Alors, il m’a demandé si j’aimais marcher. Et nous sommes allés nous promener. Il dit qu’il y a deux sortes de visiteurs qui viennent le voir: ceux qui regardent le paysage, et ceux qui parlent de littérature. Il n’affectionne pas beaucoup la deuxième catégorie. On peut presque dire que nous sommes devenus amis.

On le dit retiré, mais il est très attentif, curieux. Sa poésie a ouvert une déchirure bienvenue dans une période de doute. Une époque où on ne croyait plus en la langue pour décrire le monde. Jaccottet, même s’il se méfie du langage qui nous trahit, croit qu’il est encore possible d’établir un rapport entre la vie, les mots, le monde et le lecteur. Il a une grande influence en Italie, où beaucoup de jeunes traducteurs s’y intéressent, surtout depuis deux décennies.»


«J’ai traversé les années, nos années, avec ses livres»
Doris Jakubec, directrice du Centre de recherches sur les lettres romandes de 1981 à 2003.

J’ai écrit mon premier article sur l’œuvre de Philippe Jaccottet dans le Journal de Genève en 1970. J’ai fait sa connaissance à la mort de Gustave Roud en 1976. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai traversé les années, nos années, avec ses livres, comme à gué grâce à ses pierres tantôt douces aux pieds, tantôt tranchantes et difficiles à passer à cause de la violence des temps et du désenchantement prompt à tout ternir. Son regard lucide, attaché tant à l’herbe et aux ruisseaux, aux vergers et aux montagnes dans le lointain qu’aux habitants du ciel, est celui du passeur, donnant sa raison d’être aux êtres de passage que tous nous sommes.

Philippe Jaccottet était à l’écoute des voix du monde et avide de celles des hommes – poètes, essayistes, romanciers, musiciens – qui accompagnent de manière solidaire les étapes de la vie, jusqu’à la dernière où s’augmente le silence, silence habité de joie, de beauté proche, et de cette peur toujours cachée dans la vie. Jusqu’au bout, il communique son grand goût d’exister.»


«Le poète a trouvé sa voix le jour où il l’a baissée d’un ton»
Pierre Assouline, romancier et journaliste.

C’est un esprit attentif aux moindres bruits, à commencer par celui du temps; aux couleurs, aux odeurs. Son œuvre immense de traducteur en témoignait déjà. Le poète a trouvé sa voix le jour où il l’a baissée d’un ton. Il n’est pas seulement celui qui amène d’autres mots dans notre langue, et restitue l’éclat mystérieux des vers d’Homère ou de Rilke, mais celui qui poétise le réel et ne cesse d’en traduire les manifestations. Chaque terme est pesé au trébuchet de la précision dans la musicalité. Ses non-dits sont gouvernés par le sens de la mesure, de l’équilibre, de l’harmonie – et la défiance pour la rime qui offusque la vérité.

Ce n’est pas lui qui se grisera de grands mots. Il invite même à les proscrire, qu’ils relèvent de l’hyperbole (extase, délire, abîme), du faux lyrisme (harpe, encens, lys, aurore) ou «des extravagances surréalistes», tant ils empoisonnent la poésie. Toujours leur préférer le mot rare, humble, rude. Un modèle? Mandelstam. La Pléiade se serait déshonorée en oubliant trop longtemps Philippe Jaccottet.»


«Mon père me laissait découvrir les livres à mon rythme»
Antoine Jaccottet, éditeur.

Enfant, je n’avais pas vraiment conscience de ce que faisait mon père, même si je voyais bien ce qui le séparait de ceux de mes camarades de Grignan, pour la plupart agriculteurs. Mon père, lui, passait ses journées à son bureau. Il traduisait sans relâche, pour gagner un peu d’argent. Ce que pouvait être pour lui ce qui comptait le plus, la poésie, je ne l’ai compris qu’à l’adolescence. De mon père et de ma mère, peintre, j’ai reçu le goût de la beauté. Mais mon père me laissait découvrir les livres à mon rythme. Nous n’avons jamais parlé de littérature! Il aurait souhaité que je suive une formation scientifique, pour gagner plus facilement ma vie. J’ai malgré tout fait les lettres et suis devenu moi aussi traducteur, puis éditeur. J’ai créé la maison Le Bruit du Temps, où j’aurais bien du mal à cacher tout ce que je lui dois.

Lorsque, sans que je le lui demande, il m’a fait cadeau d’un texte à publier, c’est venu naturellement, comme une reconnaissance de sa part, bien sûr, mais aussi pour moi la confirmation qu’il aurait été bien vain de chercher à me démarquer d’un tel héritage!»

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Ayse Yavas / Keystone
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