«Nous vivons une société beaucoup trop permissive. Jamais encore la pornographie ne s’était étalée avec une telle impudeur. Et en plus, les films sont flous!» C’est une citation de Woody Allen, extraite de son livre intitulé Side Effects, étrangement traduit en français par Destins tordus. C’est une première façon de prendre distance avec ce qui lui arrive, ce déballage inattendu au sujet de l’agression, réelle ou imaginaire, dont l’accuse désormais Dylan, la fille adoptive qu’il eut avec l’actrice Mia Farrow.
C’est une histoire obscène parce qu’elle nous oblige à regarder ce flou. Souvent, parfois, dans les affaires médiatiques et de mœurs, il est envisageable de se faire un avis. Une certaine partie des faits est assez avérée, partagée, admise: à chacun ensuite d’en tirer interprétations, réactions. Ou indifférence.
On peut ainsi penser ce que l’on veut de Polanski couchant avec une jeune adolescente. Précisément parce que tout le monde est au moins d’accord là-dessus.
On peut s’engueuler à l’infini sur la sévérité ou non de la peine de prison infligée à Bertrand Cantat. Personne ne doute en effet un instant du principe du drame. Il s’est bagarré avec Marie Trintignant, cela a mal tourné, elle est morte.
Avec Woody Allen et Dylan, on ne sait pas. A l’époque des faits allégués, été 1992, Allen et Mia Farrow étaient en pleine guerre juridique pour la garde des enfants, quelques mois après leur séparation. Rancœurs et colères (Woody s’était barré avec Soon-Yi, fille adoptive de Mia et André Previn, ce qui était assez odieux et rude, niveau freudien), manipulation et chantage aux gosses, vous voyez le genre. Les docteurs chez qui Mia amena sa fille Dylan ne décelèrent aucune preuve d’agression. Les psys ne surent pas dire non plus si elle inventait la scène, etc. C’est pourquoi, racontant vingt-deux ans après, avec force détails troublants, sa version hard dans un blog du New York Times, Dylan Farrow nous prend en otages. Que devons-nous faire, nous qui adorons les films de son père? Choisir entre le grand artiste et le supposé monstre? Décider nous-mêmes – et sur quelles bases? – s’il est un immense artiste ou ce monstre?
«La dernière fois que j’ai pénétré une femme, c’était en visitant la statue de la Liberté.» Il dit cela dans Crimes et délits, 1989, avec Mia Farrow, justement. Je me rappelle comme j’avais trouvé ça hilarant. D’ailleurs, je trouve toujours ça superrigolo. Mais maintenant, l’affaire amène à imaginer, conjecturer tout ce que nous ne voudrions pas savoir. Lequel de lui, Mia ou Dylan est le plus lourdement névrosé, côté cul? Est-ce que l’on peut faire des films abordant de façon aussi drôle et pertinente les rapports de sexe sans être un genre de grand malade? Est-ce qu’il baise ou ne fait qu’en parler? Je voyais des films où l’intelligence est sœur de la légèreté: devrai-je désormais les scruter avec suspicion, traquer les lourdeurs, un tas d’indices de pédophilie larvée, les miasmes du violeur d’enfants?
«La vie n’imite pas l’art, elle imite la mauvaise télévision.» C’est dans Maris et femmes, 1992, encore avec Mia Farrow. Et ce n’est ainsi pas un hasard si c’est durant un spectacle télé – la cérémonie des Golden Globes honorant Allen – que Mia s’est mise à tweeter des allusions écœurées ou écœurantes, selon l’envie que l’on a de décider l’indécidable.
J’espère que Dylan Farrow va aller mieux, qu’elle ait été violée ou qu’elle croie l’avoir été. Qu’elle trouve un apaisement, une sorte de justice. Je préférerais que la vérité me permette de continuer à aimer les films de Woody Allen, mais je sais que cette vérité va continuer à s’échapper. «La vie n’a aucun but. Rien n’est durable. Même les œuvres de Shakespeare disparaîtront quand l’univers se désintégrera», dit encore Allen. Mais l’art aide les vivants.