Posant pour un dernier portrait,un vieux patricien sent la fin d’un monde: à Fribourg, la courte pièce de Jean Steinauer est un miracle.
Voilà du théâtre né dans les flammes. Celles du château de Cressier, à quelques kilomètres de Morat, qui prend feu en 1974. Celle qui l’occupe alors avec sa famille, Sabine de Muralt, est la petite-fille de Gonzague de Reynold, écrivain et patricien fameux, suintant les miasmes du nationalisme à l’helvétique.
Sabine de Muralt et son mari se lancent dans une restauration longue et coûteuse. Ils sont alors aidés par le Musée d’art et d’histoire de Fribourg, qui leur prête notamment des locaux pour entreposer meubles et tableaux durant les travaux. Quelques années plus tard, manière de remerciement, madame de Muralt offre un tableau au musée: Portrait de Nicolas-François-Xavier de Reynold, signé Gottfried Locher, daté 1775.
Jean Steinauer, venu du journalisme, écrivain, homme de théâtre, historien, donne une conférence sur l’œuvre, en 2011. Elle l’impressionne, et elle l’inspire. D’où cette courte et étonnante pièce en cinq scènes, Un patricien au crépuscule, donnée encore quelques jours à Fribourg.
Une idée simple: les séances de pose entre monsieur de Reynold, vieil aristocrate ranci sentant la fin de son monde (lui-même mourra quelques mois plus tard), et Locher, peintre de quarante ans son cadet. Le jeune artiste rêve de lendemains neufs, imagine ce qui vient, imbibé de Rousseau et de l’Emile déjà. De Reynold s’emporte, parle d’honneur, de devoir, raide dans le cœur et le corps, se lamente sur les déceptions que sont ses enfants. «Ce qui est derrière moi me porte, ce qui est devant moi m’oblige», dit-il comme on s’accroche.
Mais l’agonisant emperruqué devine l’essentiel: «Le vrai sujet du tableau, c’est la mort.» On est en 1775, c’est aussi l’année du couronnement de Louis XVI, le compte à rebours a commencé. Le texte de Steinauer a ainsi le talent de toucher deux fois. D’abord par la légèreté acide de sa langue élégante et, ensuite, par l’éternité de thèmes qui portent encore aujourd’hui.
Comédiens formidables. Enfin ou surtout, les comédiens. François Gillerot compose un Locher virevoltant, heureux, confiant dans son avenir. Et pour le rôle de Nicolas-François-Xavier de Reynold, l’auteur a demandé à un ami de toujours, l’immense Roger Jendly, de prendre la pose. Mythe du théâtre suisse, l’acteur fribourgeois, qui fut dirigé par Steiger, Benno Besson ou si souvent par Luc Bondy, trouve ici encore un trône à l’expression d’un art immense: il passe du soleil couchant à la colère, de la bonhomie à l’imprécation en mille nuances, à la fois dans la vérité et dans l’inattendu.
A 75 ans, Jendly, qui signe aussi la mise en scène (elle devait au départ être assurée par André Steiger, décédé l’année dernière), atteint à l’exceptionnel: il sort du tableau fameux pour donner vie et épaisseur à l’officier de Reynold. Et, à l’instant de la fin, lorsqu’il se fige, il y retourne en une seconde qui bouleverse: Jendly est, à jamais, seigneurial.
«Un patricien au crépuscule». Fribourg, aula du collège Saint-Michel. 20 h 30. Jusqu’au 15 février (relâche les lundis). Location: 026 350 11 00.