Le comédien romand Robert Bouvier reprend à Vidy le rôle de saint François d’Assise, qu’il joue depuis vingt ans sur les scènes du monde. Celui qui est aussi directeur du Théâtre du Passage, à Neuchâtel, revient pour nous sur le rôle de sa vie.
La découverte
En 1991, je jouais dans une pièce qui tournait en Italie. J’ai fêté mes 30 ans dans un village près de Rimini, qui se souvient peut-être encore de notre mémorable festin. Nous étions en pleine guerre du Golfe. Dans le train, alors que nous passions près d’Assise, un comédien a cité une phrase de Joseph Delteil, un auteur que je ne connaissais pas. «Il n’y a pas de guerre, il n’y a que l’esprit de guerre.» Aussitôt, j’ai commencé à lire le roman de Delteil, François d’Assise.
Cela a été un choc: cette langue était la mienne! J’ai aimé sa sensualité, sa jubilation baroque. Delteil a inventé des mots pour recréer ce paysage de la campagne italienne du XIIe siècle, et raconter la vie de saint François d’Assise. J’aurais voulu tirer la poignée du signal d’alarme du train, que tout s’arrête.
Le livre est écrit à la troisième personne. Je voulais l’adapter pour la scène à la première personne. Que François raconte lui-même sa vie. Mais il a fallu d’abord acquérir les droits de l’œuvre. La belle-fille de Delteil, son héritière, les cédait difficilement. Pendant deux ans, je lui ai écrit, sans réponse. Je suis allé à Toulouse, où elle habitait, pour essayer de la voir. Je sentais que ce texte était important pour moi, il ne fallait pas lâcher. Mon insistance a fini par l’étonner. Elle n’avait pas beaucoup de sympathie pour son beau-père, mais elle a accepté après une dernière épreuve. Elle m’a demandé de passer un test graphologique. Elle voulait sincèrement savoir qui j’étais. Depuis vingt ans, je lui verse des droits. Mais on m’a confié qu’elle n’avait jamais touché à l’argent, qui dort sur un compte.»
Un homme qui nous ressemble
Delteil appelle son personnage François, sans le qualificatif de «saint». Il le veut proche de nous. Ce n’est pas un martyr, il s’amuse. Il sait parler à la libellule. Il est aussi plein de paradoxes. Il désire une femme, fait parfois fausse route, crée une règle à laquelle il est le premier à déroger. Il nous ressemble! Il a un côté révolutionnaire, une naïveté choisie. Par exemple, lorsqu’il déclare: “L’innocence, voilà ma boussole. L’instinct, voilà mon ange gardien.” J’en ai fait un programme de vie.»
Pactiser avec le diable
Si on est comédien, je pense que c’est parce qu’on a des déséquilibres. On n’est pas content d’être comme on est. Moi qui suis timide, qui me demande souvent si j’ai le droit d’être sur scène, le droit d’être aimé, je me sens apaisé lorsque je joue François. Comme si ce rôle me donnait une légitimité.
C’est mon garde-fou. Une chance qui m’est octroyée, encore et encore; la permission de donner ce que j’ai de plus précieux. J’ai peur de devoir arrêter un jour. Lorsque j’ai joué la pièce pendant de longues périodes, à Paris, j’ai connu des moments de fragilité. Je me disais: cela va s’arrêter, tout à l’heure tu seras dans le métro, tu rentreras te coucher, et ce sera fini. La réalité qui m’attendait me paraissait tellement banale.
Si le diable me proposait de donner des jours de ma vie pour être meilleur sur scène, j’accepterais. J’ai repris le rôle 360 fois. Et jamais de routine. J’y suis parvenu parce que le metteur en scène, Adel Hakim, a fait le pari d’éclairer les spectateurs. C’est difficile, pour moi. Risqué. Je vois si quelqu’un bâille… Et parfois, il y a des échanges de regards émouvants. Ce sont eux qui maintiennent ma curiosité.
Jouer à Montréal, dans le sud de la France, au Théâtre Montparnasse ou dans la banlieue parisienne m’a permis de rencontrer des publics différents. François est au milieu des autres. Il ne vit pas retiré. Il est en lien.
Je ne suis jamais retourné à Assise. Un peu par superstition. Mais j’ai un projet. L’an prochain, après une tournée en Guadeloupe et à Bruxelles, j’aimerais faire traduire le spectacle et partir le présenter en Italie!»
La Foi en la joie
Je trouve plus intéressant d’être croyant, plutôt que non croyant. Je le suis donc un peu par provocation. Mais ce qui concerne la religion ne m’intéresse pas. J’ai la chance d’avoir de la joie en moi. Cela ne veut pas dire être bêtement ravi. Cela demande un effort. Dans ma vie, j’ai eu quelques clés pour tenir le coup. Un petit moteur, ce rôle de François. Et, plus généralement, la volonté de continuer de m’étonner.
Au début de la pièce, François s’émerveille des petits hasards qui ont permis sa venue au monde. Moi, je suis né en 1961, d’une mère italienne et d’un père qui avait la double nationalité suisse et britannique. Il travaillait dans l’aviation, à Cointrin. Et ma mère était en vacances à Genève pour une semaine. Il avait les yeux bleus… Il s’en est fallu de peu pour que ces deux-là ne se rencontrent pas…»
Le rôle d’une vie
J’aurais rêvé de travailler avec d’autres grands metteurs en scène, comme Matthias Langhoff, qui m’a formé. Patrice Chéreau voulait me confier un rôle au cinéma, dans La reine Margot. Sa directrice de casting n’était pas de cet avis. J’ai pu participer au film tout de même, notamment à la scène de charnier. J’étais nu, couvert de sang! J’ai des regrets, mais si on me disait: tu ne vas plus jouer que le rôle de François, chaque soir, cela m’irait très bien. Pour moi, il y a tout, dans ce personnage. Cette pièce traduit mon rêve d’humanité. François me nourrit. C’est jubilatoire d’être dans cette révolte, cette joie, cet appel… Cette envie de courir dans la tourbe, d’avoir 30 ans comme 50. Pourquoi, chaque soir, sur scène, cette impatience, cet appétit? C’est un miracle, comme lorsque vous tombez amoureux. Delteil dit de son personnage: “Il n’est pas à contretemps, il n’est pas de son temps, il est à printemps.” J’essaie encore d’être à «printemps.»
Critique
A hauteur d’homme
Joseph Delteil (1894-1978), auteur de Jeanne d’Arc, Prix Femina 1925, porté à l’écran par Dreyer, s’est identifié à François d’Assise. A 35 ans, il s’est retiré pour vivre dans le sud de la France, proche de la nature. Sans Robert Bouvier, qui s’est identifié, à son tour, au personnage de Delteil, l’œuvre serait tombée dans l’oubli. Grâce lui soit rendue. La pièce, dont l’adaptation est signée Robert Bouvier, ressemble au comédien: enthousiaste, joueuse. De la ferveur, aucun cynisme. Un ovni, dans le siècle naissant. Il fallait cette ingénuité choisie pour porter ce personnage, qui est de notre temps et nous touche. Dans un décor minimal, sur un sol de terre battue, tout un monde naît sous nos yeux. La fin du Moyen Age italien rejoint notre vie contemporaine. Le texte ne dégouline pas de bons sentiments pour autant: l’acteur se fait grotesque, sauvage, drôle, exalté… Sa foi est rabelaisienne, grave et joyeuse.
«François d’Assise». D’après Joseph Delteil. Mise en scène d’Adel Hakim. Jeu: Robert Bouvier. Jusqu’au 23 février.
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