J’y suis allé les trois fois. Je n’en ai pas perdu une note. Avec les prix des billets, je comprends que je me tape un peu la honte, une chance pareille, venir tous les soirs écouter ça. Et, non, ce n’est pas pour faire genre: depuis toujours, je lutte pied à pied contre le cynisme et ses facilités de journalistes. Car longtemps j’ai pensé que leurs façons de désabusement fatigué étaient juste un truc d’usure, vieillissement du cœur, d’années qui passent à écouter les concerts gratos, en étant en plus payé pour donner son avis. Au bout d’un moment, il y en a qui devraient faire autre chose. Leurs oreilles débandent, littéralement. Mais c’est au-delà: j’observe cette posture rattrapant parfois même les plus jeunes d’entre nous, pour faire les malins, jouer les spécialistes à qui on ne la fait pas, ou draguer les filles en balançant des vacheries sur la star qu’on ne pourra jamais rencontrer. Mince de rebelles de salon.
Durant ces trois soirs, je me suis ainsi tenu éloigné de tout ce cirque autour de Lui. La sécurité parano. La longueur du concert, trop ou pas assez. Les photos interdites. Le fait qu’il commence pile à l’heure ou pas. Son affreuse coupe de tifs old school. Son arrogance de control freak. Ses caprices supposés. Et, surtout, surtout, ces insupportables et sempiternelles rumeurs d’after show: va-t-il venir ou pas, à trois plombes du mat’ ou pas, avec qui, payant ou pas, etc., etc. Pour dire: de tout cela, je n’en ai absolument rien à foutre.
Je l’ai écouté, et je me suis rempli de son génie. Samedi, puis dimanche, puis lundi. Il a été fantastique le samedi. Cette manière de chef d’orchestre, l’incroyable fanfare funk de onze cuivres, à la louisianaise parfois. Le cabotinage dansant général, le tournoiement des bras qui invitent les solistes, les ordres lancés sur talonnettes comme des virgules rythmiques, les one, two, three, four crachés à toute vapeur et vlam, la belle Hannah Ford fracassant ses tambours comme une bûcheronne émerveillée de cette formidable puissance, Big City, son bras vers le ciel pour honorer le fondateur, Get on the Boat ahurissant, tout cela tordu au fer rouge des solos de saxo ou trombone, puis Purple Rain au final.
Il a été encore meilleur le dimanche. Même configuration, 22 personnes sur scène, répertoire différent. Act of God d’entrée, ces choristes capables de la caresse ou du shout, et lui qui susurre puis fait son seigneur funk, références au Godfather, mais aussi les soleils d’Aretha ou de Stevie Wonder au coin d’un riff, Mutiny et Take Me with You fabuleux, Raspberry Beret en hymne repris par la foule. Puis Nothing Compares to You façon gospel, prière, partage à vivre.
Le lundi, c’était rock, il avait repris sa guitare – on est bouche bée à chaque solo – et juste son trio de bombes du 3rdEyeGirl. Délire hard funk, rien à voir avec les deux premiers soirs, intermède bouleversant sur Sometimes It Snows in April.(Comment il sait? Il était là, en avril?) Puis 50 copines et copains on stage à la fin, la fête, et lui qui met un feu d’enfer avec un clavier rempli de vieux samples: Sign of the Times, la salle dansait. Sublime.
Il se nourrit aussi de ça, du plaisir qu’il donne, j’ai ressenti vraiment cette force. Il cherche une manière d’échange d’énergie avec le public, il ne triche pas avec l’émotion de sa musique. Parfois, il semblait ému et, en trois nuits, les mots qu’il a dits le plus souvent sont «love» et puis «Montrooow», répétant un bonheur non feint d’être en cette ville, d’y donner spectacles avec cette frénésie qui est le contraire de l’insolence: une liberté. A un moment, j’ai pensé à Claude l’espiègle, je l’ai vu débouler une dernière fois, j’ai entendu comme il aurait hurlé sous les vivats: «Prince! Prince! Prince!», honorant l’enfant sacré de James Brown et de Miles Davis, l’Ellington funk, le Kid, Prince, le plus grand showman de la terre.