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Une vieillesse pour rire

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Jeudi, 23 Janvier, 2014 - 06:00

A l’approche de la quarantaine,l’humoriste s’interroge sur le temps qui passe. «L’Hebdo» a assisté à la première de son nouveau spectacle «Je suis vieux», à Strasbourg.

Les titres de ses deux précédents one man shows alignaient les verbes. Il y a eu Aimer, mûrir et trahir avec la coiffeuse, puis Rêver, grandir et coincer des malheureuses. Au moment de mettre sur les rails son quatrième spectacle solo, Frédéric Recrosio avait en tête un intitulé jouant la carte de la continuité: Rater, mollir et narguer la Faucheuse. Trop pessimiste? Toujours est-il que «pour mille raisons», il s’est dit qu’il était temps de faire une rupture. Le voici donc qui reprend la route avec Je suis vieux (pas beaucoup mais déjà). Ici, c’est la parenthèse qui compte. On n’est pas vieux quand on a 40 ans, non? Certes, mais on n’a plus 20 ans. Le Valaisan a néanmoins encore un peu de marge, il aura 39 ans en septembre.

Après deux années de travail, faites d’observation, de prises de notes, d’écriture et de réécriture, Frédéric Recrosio s’apprête à lancer la tournée romande de ce nouveau one man show à Sion. Mais avant, pour régler les derniers détails dans des conditions réelles, il a choisi de l’étrenner pour huit représentations à Strasbourg, dans l’intimité du Kafteur, une petite salle qu’il connaît bien. L’Hebdo y était. Et, au lendemain de la grande première de ce spectacle quasi philosophique dans sa manière de questionner l’inexorable avancée vers la fin et d’enterrer l’âge de tous les possibles, c’est dans une Winstub alsacienne, devant une choucroute qui le met en joie, lui qui aime voyager pour tester de nouvelles gastronomies, que l’humoriste acceptait de se prêter au jeu de l’explication de texte à partir d’extraits de son monologue.

«Si vous n’êtes pas vieux, sachez que c’est juste une question de temps.»
«On est tous le vieux de quelqu’un. Il y a des gens qui, à 20 ans, sont déjà dans une approche mûre et responsable de la vie, ce qui fait que, fatalement, ils ont un comportement moins punk. Quant à moi, je suis à certains égards encore tellement immature que ça frise le pathétique. Quand, au début du spectacle, j’énumère les petites choses qui te font comprendre que tu deviens vieux, je me rends compte que certaines d’entre elles arrivent déjà à des gens de 25 ans. Avant, on allait à Amsterdam pour se mettre la tête à l’envers; aujourd’hui, on va à Lavey-les-Bains. Mais il y a des jeunes qui vont déjà aux bains thermaux à 20 ans! Flaubert a dit que ce qui est bien avec le bonheur des autres, c’est qu’on y croit. Quand je décris une jeunesse dorée, je fais donc exprès d’oublier que c’était aussi difficile, qu’on était complexés, qu’on n’avait pas de sous et de l’autorité partout, à l’école comme à la maison. Quand je parle d’une enfance heureuse, j’oublie, je romantise.»

«Alexandre le Grand est couronné roi à 20 ans. Et la même année, il fait quoi? Il part à la conquête du monde entier. “Hé, les gars! Allez vite pisser, pis dès que c’est fait, on attaque l’Inde!” Moi, à 20 ans, je mangeais un poulet tandouri et je faisais: “Aïa, c’est fort!”»
«Quand tu vois Messi qui marque deux buts par match et qui a 26 ans, tu te rends compte que tu n’es pas son grand frère, mais quasiment son oncle. Je me suis alors amusé à revisiter les époques pour me pencher sur les talents précoces. Et, là, je vois qu’Alexandre le Grand, à 20 ans, était parti conquérir le monde. Mais 20 ans, c’est l’âge de Bastian Baker! Tu vois Bastian Baker sur un cheval en train de diriger des armées? Ce genre de comparaison est toujours drôle, même si c’est un peu superficiel, pas très psychologique. Malgré tout, je ne connais personne qui ne soit pas un peu mal à l’aise en découvrant que Sebastian Vettel a été pour la première fois champion du monde de formule 1 à 23 ans. Et Lorde? Elle a 17 ans et elle fait un carton mondial avec une chanson qu’elle a enregistrée elle-même. Là, c’est complètement flippant. Comme Einstein. A 26 ans, il fonde la théorie de la relativité. Nous, à 26 ans, on commandait des mètres de téquila dans les stations de ski et on les buvait cul sec en croyant qu’on inventait quelque chose. Et Federer? Il a 32 ans et on parle de sa retraite. C’est comme les joueurs de foot. Avant, tu pensais que c’étaient des hommes achevés, finis. Et tout à coup, tu réalises qu’ils ont 23 ans, et que le seul type qui a à peu près ton âge sur le terrain, c’est l’arbitre. Ça veut dire que tu es devenu un vétéran. C’est terminé, ton champ des possibles se rétrécit.»

«Avant, t’avais un seul médecin et tu trouvais que tu le voyais trop. Maintenant, t’en as plusieurs et tu trouves que tu les vois pas assez.»
«Quand tu vas voir un médecin et qu’il t’envoie en voir un autre parce que ça fait trop pour un seul homme, là, tu peux t’inquiéter. Tu as ton corps qui est amoché; des fois, c’est superficiel, mais avec l’âge, il y a ton âme qui commence aussi à être chargée. C’est mathématique: plus tu avances, plus tu traînes de casseroles, et plus ça devient pesant. Et, au fil du temps, tu as de plus en plus de potes qui sont allés voir une dame qui leur a fait poser des actes forts, ou écrire des lettres à leurs ancêtres. Il s’agit alors de gérer tout cela. Tandis qu’à 20 ans, tu as a un incendie dans le corps, un feu, un appétit immense. Tu as cette énergie qui est plus grosse que ce que le corps peut contenir.»

«Parfois, moi, j’ai le cafard. Et je me demande quel sens a tout ça. Je me dis que c’est absurde – ben oui, c’est absurde, et heureusement! T’imagines si toute cette merde avait du sens? Ça serait pire, non?»
«Je suis content que vous ayez relevé cette phrase, parce que cette question a vraiment été un nœud dans ma vie. J’ai toujours été vexé, humilié, contrarié par le fait qu’il n’y avait pas de sens à la vie, et que le seul sens qu’on peut trouver, c’est celui qu’on décide de mettre. Mais heureusement, parce que quand tu vois l’état du monde, s’il y avait du sens à cela, ce serait horrible. Depuis que je me réjouis du fait qu’il n’y ait pas de sens, je n’ai plus l’impression de penser en rond.»

«Un jour, tes parents, ils deviennent tes enfants. Et, là, ce serait bien si tu pouvais rendre. Mais rendras-tu jamais assez?»
«Ce serait bien de mourir en ayant été éthique dans la transaction. Si je me pose cette question, c’est parce que je fais un métier dans le fond assez égoïste, qu’il y a peu de transmission dans ma vie. Est-ce que je rends en faisant rire les gens? Si c’est le cas, c’est un peu par défaut, parce que j’ai surtout besoin de vider mon âme qui est remplie de trop de préoccupations. Si quelqu’un rit, tant mieux, mais j’avoue que, pour moi, humoriste n’est pas un métier altruiste, même s’il ne procède pas non plus d’une fascination de soi. La condition nécessaire pour faire de l’humour, c’est d’être sans complaisance vis-à-vis de soi-même, d’avoir un narcissisme critique. Quand j’ai des montées d’égocentrisme, je me dis: “Ta gueule!”»

«Je nous regarde et je réalise qu’en fait, on est moyennement beaux, moyennement intelligents, moyennement équilibrés, finalement moyennement drôles, et au bout du compte moyennement sympas. On est des moyens!»
«Il y a quelque chose de génial dans le fait de se ressembler, mais ce que je voulais dire, dans ce passage, c’est que la tentation est grande de se conformer, en termes de comportements sociaux et de choix de vie, mais aussi de façon de penser, aux autres. La pensée, si elle se déploie tous azimuts, est subversive, elle met tout en doute. Rester loin des certitudes, c’est hypersain. Mais c’est en même temps hyperpénible, épuisant. Avec l’avancée en âge, on est alors tentés de se prendre un peu moins la tête. On perd sa radicalité, parce que c’est trop fatigant de défendre son point de vue, de se disputer sur des choses qu’on estime graves. C’est plus simple de parler de la tectonique des plaques. Les sujets deviennent moins dangereux.»

«Je reste sensible, je suis contre la corrida, je trouve inacceptable qu’on frappe un manifestant à terre et je prône la tolérance. Mouais, beaucoup d’engagements symboliques, quand même. Et, en fait, les engagements symboliques,

ils n’engagent à rien, non?»
«Je prône la tolérance. Mais ça veut dire quoi? Et la Marche blanche? Si tu n’y participes pas, ça veut dire que tu es pour la pédophilie? Et les Indignés? A Wall Street, ils ont quand même montré au monde entier qu’on avait perdu. Ils vont s’indigner, ils n’aboutissent à rien et ils finissent par se faire chasser par la police… Depuis les fenêtres, Wall Street regarde en bas et rigole. Il faut s’indigner dans les actes, on ne peut pas se contenter d’un pin’s pour afficher son désaccord. Moi-même, je suis conscient d’avoir des engagements qui restent trop symboliques. Mais, en tant que citoyen, j’ai des avis et j’essaie d’agir en fonction. C’est par contre un terrain sur lequel je ne veux pas me lancer dans mon métier d’humoriste, parce que je n’ai pas le savoir-faire. Je ne sais pas faire du bon humour politique.»


CRITIQUE
Psychanalyse collective

«Tu sais que t’es vieux quand parfois, le samedi soir, tu rentres à 23 heures parce que tu veux profiter de ton dimanche matin.» Dès les premières secondes de Je suis vieux (pas beaucoup mais déjà), Frédéric Recrosio donne le la d’un spectacle qui sent le vécu, où il sera question du temps qui passe, des rêves que l’on n’atteindra jamais, des rapports intergénérationnels et des petits arrangements que l’on peut faire avec soi-même pour éviter de devenir un vieux con. Par exemple: rester profane, car l’expérience et le savoir nuisent au plaisir… Tout cela semble bien sérieux, et dans un sens ça l’est. Mais Recrosio, avec le talent d’écriture qu’on lui connaît, fait des grandes questions existentielles qui l’habitent – la mort, le destin, la paternité et, forcément, les filles – un spectacle tordant. Son meilleur? Peut-être bien, tant il procède d’une sorte de psychanalyse collective à la profondeur inédite chez le Valaisan.

Sion, Théâtre de Valère, du 29 janvier au 1er février. Ensuite à Morges, Monthey, Fribourg, Bienne, Onex, Vevey, Winterthour, Délémont, La Chaux-de-Fonds et Yverdon-les-Bains. www.fredericrecrosio.com

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Pierre Vogel / photomontage Suzanne Martinez
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