Alain de Bottonréaffirme avec force, dans un livre, que la contemplation de chefs-d’œuvre nous aide à vivre.
L’écrivain suisse Alain de Botton, qui vit depuis son enfance à Londres, a une spécialité: intégrer la psychologie humaine à des domaines aussi différents que la philosophie, l’architecture, Proust ou l’athéisme. Il a bâti sa renommée sur un a priori: l’être humain des années 2000 est anxieux, fragile, dépassé par la complexité des phénomènes actuels. Mais la lecture, le voyage, la contemplation ou la création peuvent le consoler, changer sa vie, le rendre heureux. Ce philosophe de l’optimisme au quotidien s’exprime dans un style limpide qui plaît depuis vingt ans à des centaines de milliers de lecteurs dans le monde.
Son dernier livre en langue anglaise (pas encore traduit), signé avec le philosophe John Armstrong, aborde l’art comme un moyen thérapeutique. Non dans le sens de la pratique de l’art-thérapie, mais dans celui de l’admiration de la peinture, de la sculpture, du dessin, du design ou de l’architecture. Autant d’expressions du génie humain qui peuvent nous aider à devenir de meilleures versions de nous-mêmes en nous guidant, nous inspirant, nous consolidant.
Cette vertu est souvent attribuée à la musique. Nous sommes tous les DJ de notre vague à l’âme, experts dans l’art de choisir le morceau ou la chanson en phase avec notre état d’esprit, ou propice à lui donner un coup de fouet. Beaucoup d’entre nous ont de la musique prête à l’emploi, comme autant de boîtes de premiers secours, sur leur téléphone portable. Beaucoup ont des photos, tels des charmes numériques. Mais combien ont des images d’œuvres d’art? Une peinture impressionniste, une installation de land art, un portrait de la Renaissance?
Parce que l’art est intimidant, difficile, onéreux, précieux, prestigieux, souvent prétentieux. Il est une affaire de spécialistes, de jargons, de concepts. Un domaine dont l’importance est sans cesse rappelée, mais peu expliquée. Une sphère haut perchée où les explications psychologiques sont mal vues. Or, c’est exactement à cet a priori qu’Alain de Botton s’attaque dans son livre: les mécanismes psychologiques qui conditionnent le goût. Art as Therapy ne s’adresse pas aux cognoscienti, historiens de l’art et autres spécialistes de la perspective linéaire dans la peinture du quattrocento. Dans une langue simple, il nous soumet une méthode pour aligner notre caractère avec des œuvres précises. Dans le but de proposer des solutions simples aux problèmes de la vie, recouvrer l’espoir, retrouver la capacité de s’étonner et de s’émerveiller, de mieux se souvenir et de mieux rêver.
Une approche thématisée. L’ouvrage commence par distinguer sept fonctions de l’art, à chaque fois illustrées par des exemples précis: le souvenir, l’espoir, le chagrin, le rééquilibrage des émotions, la compréhension de soi-même, la maturité, la valorisation de l’ordinaire. La Femme en bleu lisant une lettre de Vermeer? C’est l’importance du souvenir, cette capacité de rester en contact avec des êtres et des scènes perdus ou éloignés. «L’inquiétude liée à l’oubli est tout à fait particulière, écrit de Botton. L’enjeu ne concerne pas que des personnes ou des épisodes de la vie. Nous voulons nous souvenir de ce qui est important. Ce que les gens appellent les bons artistes sont, en partie, ceux qui ont apparemment fait les bons choix entre ce qu’il est important de retenir et ce qu’il est important de laisser de côté» (notre traduction). La liseuse de Vermeer n’est pas seulement l’image d’une femme, mais aussi celle d’une personne décrite dans un état d’esprit particulier: l’acte de mémoire.
Les Nymphéas de Monet? Les symboles mêmes de l’espoir. Tant pis si une telle exubérance idéalisée est souvent taxée de sentimentalisme. Les affiches des nymphéas qui fleurissent sur les murs domestiques répondent à un besoin: ne pas perdre totalement espoir dans le projet humain. Se souvenir que la beauté existe, que la nature est d’autant plus belle qu’elle s’éloigne de plus en plus de nos destins urbains, que tout n’est pas perdu. La sculpture monumentale Fernando Pessoa de Richard Serra? L’importance de la tristesse: «L’œuvre de Serra ne nie pas nos problèmes. Elle ne nous dit pas de se réjouir. Elle nous dit que le chagrin est écrit dans le contrat de la vie. La large échelle et le caractère ouvertement monumental de la pièce de Serra affirment la normalité de la tristesse.»
Une architecture minimaliste de Ludwig Mies van der Rohe? Un moyen de stabiliser nos tempéraments nerveux. L’écriture blanche de Cy Twombly? Le miroir de notre confusion mentale, l’outil idéal pour mieux appréhender notre espace du dedans. Les ménines de Vélasquez réinterprétées par Picasso? L’importance de s’approprier les plus grands chefs-d’œuvre, même ceux qui semblent inatteignables, en notant, comme le poète romain Térence: «Je suis humain. Rien de ce qui est humain ne m’est étranger.» Les deux boîtes de bière en bronze de Jasper Johns? Une leçon de regard plus aimable, plus alerte aussi sur les êtres et les choses ordinaires qui nous entourent: «L’art n’est pas que l’embellissement de l’inaccessible. Il peut aussi rappeler le mérite de mener la vie que nous sommes tous contraints de mener.»
Des accès à la compréhension. Art as Therapy étend de manière plus attendue sa quête psychologique à l’amour, la nature, l’argent ou la politique. Il détaille la manière d’étudier l’art, de la notion de beauté, du problème du goût ou de la censure. Il serait facile de railler son approche très Always look on the bright side of life, pour reprendre la fameuse chanson des Monty Python. Ou de rappeler (mais le livre le fait) que l’art ne sert parfois que lui-même. Ou qu’il peut être sardonique, cruel, subversif, intolérant, bref, absolument pas thérapeutique. Ou encore que l’art est bien plus complexe que ce qui est parfois affirmé ici. Comme lorsqu’il est dit que Dürer, en peignant de simples brins d’herbe, voulait nous encourager à regarder la nature avec plus d’attention (Dürer voulait surtout mener son art sur d’autres voies et affirmer son génie).
Reste que le but recherché, montrer à quel point l’art est indispensable à la vie, est ici brillamment atteint.
«Art as Therapy», Alain de Botton et John Armstrong, Phaidon.