Vingt ans durant, le «Berliner Journal» de l’écrivain suisse est resté enfermé dans un coffre-fort d’une banque zurichoise. Les extraits de ce journal, qui viennent d’être publiés, montrent un observateur génial – de lui-même aussi.
Volker Hage
Max Frisch avait passé 70 ans quand je l’ai rencontré à Zurich, en 1982. Nous nous sommes vus aux Archives Max Frisch en voie de création à l’EPFZ. Il était d’humeur badine. Ce jour-là, il parla du journal intime de ses années berlinoises, dans lequel il avait consigné des réflexions parfois politiques mais aussi très privées. Des notations personnelles des années 1973 à 1980, qui devaient rester inaccessibles. Ce Berliner Journal, comme il l’intitula, ne pouvait être dévoilé que vingt ans après sa mort.
Ces jours-ci, une partie de ce manuscrit nimbé de secrets, caché jusqu’en avril 2011 dans le coffre-fort d’une banque de Zurich, a été rendue accessible au public et transférée directement aux Archives Max Frisch. La sélection, publiée sous le titre Aus dem Berliner Journal, comprend les deux premiers d’un ensemble de cinq carnets, encore notablement expurgés. La censure s’explique par les droits de la personnalité de Marianne Frisch, l’épouse de vingt-huit ans cadette de l’écrivain. Ils ont été mariés de 1968 à 1975 et l’union avait connu de sérieuses déchirures bien avant la séparation définitive. Les extraits destinés à la publication ont été soumis à Marianne au printemps 2013. Elle n’en a pas modifié une syllabe. Dans ce qui est publié, Marianne Frisch (en général abrégée M.) est certes régulièrement mentionnée, mais sans rancune. Quand il est question du couple, c’est en général l’homme qui fait pâle figure. Mais on devine que dans les passages censurés se cachent aussi de la colère, des disputes et de l’indignation.
Prendre de la distance. Pas d’indiscrétions, donc. Bien plus des portraits d’écrivains de l’Ouest et de l’Est et des coups d’œil sur la vie en RDA et sur le comportement de ses habitants. Sans parler d’esquisses du quotidien à Berlin-Ouest. Observations, rêves et visions, doutes, peur de l’échec, dépression: tout ce qu’on s’attend à lire sous la plume de Frisch.
En février 1973, le couple emménage dans son appartement de la Sarrazinstrasse de Berlin. Pour Frisch, c’est une nouvelle tentative de prendre de la distance avec la Suisse. Des confrères habitent d’ailleurs dans le coin: Günter Grass, Uwe Johnson, Hans Magnus Enzensberger. Et à l’Est Jurek Becker, Wolf Biermann et Christa Wolf. Tout ce qui se passe à l’Est intéresse Max Frisch.
Le premier soir déjà, le couple est invité chez les Grass. Rognons au menu. Anna Grass leur prête des matelas pour meubler leur appartement vide. Johnson propose une table de travail. Ils vont tous manger italien. Mais Max Frisch note: «Il n’est pas normal qu’avec l’âge il ne se noue pas de nouvelles amitiés.» Il se sent cependant bienvenu à Berlin. Il est même surpris d’être reconnu par des inconnus, au magasin, à la banque, par un ouvrier. Il écrit: «Parfois je m’étonne d’arriver à 62 ans. Je ne sens pas l’alerte physique que, dans quelques années, tout sera terminé. C’est comme un coup d’œil sur la montre: quelle heure est-il au fond?»
Gardien de phare dans un phare hors service. Bien qu’il travaille six à huit heures par jour, dès l’aube, il ne sait pas ce qu’il pourrait entamer de nouveau. Il a l’impression que presque rien ne lui réussit: «En général, je n’ai pas besoin de relire pour savoir que tout cela est inutilisable.» Il use d’une image simple, belle et cruelle pour l’exprimer: «Un gardien de phare dans un phare mis hors service. Il prend note des navires qui passent parce qu’il ne sait que faire d’autre.»
C’est surtout sa mémoire immédiate qui lui pose problème. Il se sent peu sûr, surtout en société. «J’ai lu quelque chose récemment, peut-être hier, qui alimente la conversation. Je n’en retrouve plus les circonstances, les noms. Et même le souvenir de ce que j’en ai pensé m’échappe. Sur l’instant, je me rappelle seulement l’avoir lu.» Et il décrit la situation lorsque quelqu’un affirme que lui, Frisch, a récemment affirmé ceci ou cela: «Je ne puis m’en souvenir. Je dois le croire même si c’est malveillant, ma mémoire ne peut ni le confirmer ni l’infirmer.» Il a aussi le sentiment angoissant qu’il ne peut plus rien cautionner: «On ne se fie plus à soi-même, il vaut mieux se taire. Mais ensuite on ne se souvient même pas de ce qu’on a tu.»
En réalité, durant sa première année à Berlin, Frisch est tout autre qu’improductif. Son ample Journal 1966-1971 vient de paraître. A l’automne 1973, il écrit le critique Livret de service qui retrace ses années de service à l’armée suisse; il prépare son allocution provocante Schweiz als Heimat? Et il travaille d’arrache-pied au conte qui s’intitulera plus tard L’homme au Quaternaire, dont il ne cesse de produire de nouvelles versions. Son manque de mémoire immédiate ne l’empêche d’ailleurs pas de brosser le portrait de personnalités avec lucidité et un sens rare de l’observation. Günter Grass en particulier, «qui mérite la sympathie, capable de compassion» tant qu’on est entre nous. «Mais quand le cercle s’élargit, quand des in-connus sont présents, il ne peut s’empêcher de pontifier.» D’ailleurs, Frisch perçoit que Grass n’a aucune idée de l’impression qu’il produit: «Je ne rencontre presque personne qui parle de lui avec sympathie, les mots les plus aimables sont de regret.»
Du poète, auteur, compositeur et interprète de Berlin-Est Wolf Biermann, il dit: «Poète, lutteur, clown. L’héritage de Brecht transparaît distinctement dans le texte et la musique.» Frisch observe avec intérêt les stratégies visant à se rebeller contre les pouvoirs d’Allemagne de l’Est tout en y faisant son nid: «Biermann est sorti de l’exaspération, mais il ne hausse pas les épaules pour autant. Il incarne avec une sérénité fulgurante un système de dissimulation sans larmoiements.»
En mars 1974, Marianne aide son mari Max à faire ses emplettes. Il lui faut des habits convenables pour se rendre aux Etats-Unis. Frisch se sent mal à l’aise dans les magasins, se demande ce que la jeune vendeuse pense de son couple. Dans le miroir, il regarde avec effroi «ce gros vieillard que je suis devenu». Il ressent alors à quel point il est «grotesquement inacceptable» pour Marianne. C’est un peu la scène finale de leur couple. Les querelles et les crises se succèdent dès lors jusqu’à la séparation. D’ailleurs, aux Etats-Unis, Max Frisch rencontre peu après une jeune Américaine…
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy