Inspiré d’une histoire vraie, le nouveau film de Stephen Frears bouleverse. Interview du journaliste qui en est à l’origine.
Devant la force du sujet, Stephen Frears s’est comme mis en retrait. L’histoire qu’il raconte dans Philomena est si forte, si intense qu’il a choisi de l’illustrer sans rendre sa mise en scène visible. Mais c’est aussi à leur faculté de s’effacer derrière un sujet, de se faire humble que l’on reconnaît les grands cinéastes. Inspiré d’une histoire vraie, ce vingtième long métrage réalisé pour le grand écran par le Britannique raconte la quête d’une mère pour retrouver l’enfant qu’on lui a arraché alors qu’il n’avait que 3 ans.
Philomena Lee a tout juste 18 ans lorsqu’elle tombe enceinte. Rejetée par sa famille, elle accouchera en 1952 dans un couvent de la campagne irlandaise recueillant les «filles perdues» afin de leur faire expier leurs péchés tout en les exploitant. Contre son gré, son enfant est placé en adoption. Elle ne le reverra jamais.
Cinquante ans après la naissance de celui qu’elle avait appelé Anthony, Philomena, désormais installée en Angleterre, se décide à révéler son secret à sa famille. C’est alors que le journaliste Martin Sixsmith, un ancien de la BBC qui a ensuite été chargé de communication pour le gouvernement de Tony Blair, accepte de l’aider à retrouver ce fils auquel elle n’a jamais cessé de penser. Après des années d’enquête, Martin Sixsmith publie en 2009 The Lost Child of Philomena Lee, que les Presses de la Cité éditent aujourd’hui en français à l’occasion de la sortie du film de Frears. Pour L’Hebdo, l’ex-journaliste a accepté de revenir sur cette aventure humaine qui l’a profondément marqué, comme elle marquera les spectateurs, qui sortiront de la projection choqués, la gorge nouée.
Vous avez rencontré Philomena Lee au début de l’année 2004. Que saviez-vous, à cette époque, de ces jeunes filles exploitées, dans les couvents irlandais de la Madeleine? Aviez-vous vu le film The Magdalene Sisters, de Peter Mullan, sorti deux ans auparavant?
J’avais vu ce film et je savais que ce problème existait. Mais n’étant ni Irlandais ni catholique – je suis Anglais et protestant –, je n’avais aucun engagement personnel avec cette affaire qui, plus que sociale et politique, était pour moi tout simplement humaine. La raison qui m’a poussé à aider Philomena est Philomena elle-même.
Dans le film, on vous voit, sous les traits de Steve Coogan, refuser tout d’abord de la rencontrer, arguant que vous prépariez un livre sur l’histoire russe, avant de changer d’avis dès le lendemain. Etait-ce aussi simple dans la réalité?
Oui, les choses se sont passées exactement comme cela. A cette époque, j’étais au chômage après avoir travaillé au Service de la communication de Tony Blair où nous avions eu un différend. Ce qui arrive en politique. J’avais donc quitté mon poste, cherchant quelque chose à faire. Comme j’avais été correspondant de la BBC à Moscou et que je connaissais bien l’histoire et la littérature russes, un ouvrage sur ce pays s’imposait. Mais l’histoire de Philomena a surgi de manière si inattendue que je me suis dit qu’il fallait que j’accepte de l’aider. J’ai néanmoins fini par publier en 2011 ce fameux livre sur la Russie.
Philomena vous a-t-elle dit pourquoi elle a attendu cinquante ans avant de révéler son secret?
C’est parce que les nonnes lui ont dit qu’elle était coupable, que si elle dévoilait son secret elle risquait la damnation. Elles lui ont instillé beaucoup de peur, et comme elle est restée croyante, elle n’a rien dit. Elle a en revanche discrètement essayé de retrouver son fils. Pour cela, elle est retournée en Irlande, mais les nonnes ont refusé de l’aider.
Comme elles ont refusé d’aider son fils, qui, de son côté, a tenté de retrouver sa mère biologique. Un comportement pas très chrétien…
En effet! La raison pour laquelle elles n’ont rien dit, alors qu’elles savaient que tant Philomena que son fils essayaient chacun de son côté de retrouver l’autre, est à mon avis la honte, mêlée à l’inquiétude. Dans les années 80-90, lorsque les journaux ont commencé à parler de ces enfants vendus, les nonnes, embarrassées, ont commencé à brûler les registres d’adoption. J’imagine que par la suite, au vu des nombreuses attaques qui visaient l’Eglise, notamment à cause des affaires de pédophilie, elles ne voulaient pas envenimer les choses. C’est pour ces raisons qu’elles continuent de nier les donations reçues en échange des enfants alors que nous avons des documents qui le prouvent. De même, elles nient qu’elles ont détruit une partie des registres. Si l’Eglise est enlisée dans cette stratégie de défense consistant à dire qu’il ne s’est rien passé, c’est aussi peut-être à cause des aspects légaux, afin d’éviter les demandes de compensation. Dans tous les cas, elle a, en matière de relations publiques, totalement tort. Un mot comme «pardon» serait très utile.
Malgré tout, Philomena n’a pas perdu la foi, ce qui est difficile à croire…
J’ai eu, en tant qu’Anglais protestant, du mal à l’admettre avant de me rendre compte que l’Eglise catholique a beaucoup d’emprise sur ses fidèles. Mais il y a en même temps quelque chose de magnifique dans le fait que Philomena ait gardé la foi.
Vous vous dites protestant, alors que le Martin du film semble plutôt athée. Quel est votre véritable rapport à la religion?
Bien qu’élevé dans l’Eglise d’Angleterre, je suis non croyant. La religion n’a jamais joué un rôle dans ma vie, alors que dans le film le personnage de Martin est un ancien catholique, ce qui est le cas de l’acteur Steve Coogan, qui a des origines irlandaises. Cette rage qu’il a dans le film vient donc de lui, et non de moi. Disons que je suis plus objectif, dans la tradition du journalisme tel que le pratique la BBC. Steve n’est pas comme cela, il est passionné. Le Martin du film est à moitié lui, à moitié moi.
Comment avez-vous réagi lorsqu’il vous a fait part de son désir d’acheter les droits de votre livre et de jouer votre rôle?
J’étais enchanté, tant sur le plan professionnel que personnel, du fait que je le connaissais un peu et que je savais que c’était un homme d’une grande intégrité. Lorsque j’ai appris qu’il voulait interpréter mon rôle, j’ai été en revanche surpris, car dans le livre, je n’apparais pas: à la BBC, où j’ai travaillé vingt-cinq ans, se mettre en scène est la pire chose que vous puissiez faire. Et j’ai été encore plus surpris lorsqu’il m’a dit que le personnage allait être important, qu’il apparaîtrait au début comme un homme prétentieux, égoïste. Mais là où Steve est très fort, c’est qu’à la fin le personnage de Martin est devenu, grâce à Philomena, quelqu’un de sympathique. J’ai alors compris que tout cela était nécessaire pour le bien de l’intrigue.
De son côté, comment Philomena a-t-elle perçu le film?
Elle a beaucoup aimé se voir à l’écran sous les traits de Judi Dench, qui pour les Anglais est une légende. Revivre son histoire a en revanche été très difficile émotionnellement, notamment dans les premières scènes, lorsqu’on lui enlève son fils et qu’elle le voit partir dans une voiture depuis la grille du couvent. Car c’est exactement ainsi que cela s’est passé!
De Stephen Frears. Avec Judi Dench, Steve Coogan et Sophie Kennedy Clark. Angleterre/Etats-Unis/France, 1 h 38. A lire: «Philomena». De Martin Sixsmith. Traduit de l’anglais par Marion Roman. Ed. Presse de la Cité, 512 p.