Le metteur en scène vaudois monte avec brio «La pierre» de Marius von Mayenburg à la Grange de Dorigny. L’histoire de l’Allemagne vue à travers une maison hantée par le passé et les mensonges. Grinçant, émouvant et jubilatoire.
Nous sommes à Dresde, dans une maison d’abord accueillante mais de plus en plus suffocante. Une demeure façonnée par l’histoire. Mieux: une demeure qui est l’histoire elle-même, celle de l’Allemagne, et, plus largement, celle de l’Europe. Avec ses mensonges, ses secrets, ses injustices restées ouvertes. L’insigne du parti nazi est enterré dans le jardin. Ainsi qu’une pierre vengeresse qui brisa, un jour, une fenêtre. Les placards dégorgent leurs fantômes…
Spectres et rebondissements. La pièce s’ouvre en 1993, trois générations de femmes se retrouvent sous ce toit. Witha, sa fille Heidrun et sa petite-fille Hannah réintègrent le domicile que la famille avait dû quitter en 1953 pour fuir le communisme. Cette même maison, elle l’avait achetée en 1935 pour une bouchée de pain à un couple juif qui cherchait à fuir l’Allemagne, profitant ainsi de leur dénuement. Des générations se disputent donc la maison «volée», théâtre de vies déchirées. Les temporalités se superposent. Comment vivre ensemble, et dans quel espace, interroge La pierre. Alors qu’un siècle aussi perturbé a constamment obligé les individus à se repositionner?
La distribution est impeccable. La mise en scène joue habilement avec un pan de mur, tantôt recouvert de projections, tantôt troué par les fantômes. Cette pièce d’un humour cinglant et désespéré est signée Marius von Mayenburg, 41 ans, un auteur allemand que Gianni Schneider met en scène pour la troisième fois, après Visage de feu et Le moche. Un auteur de la Schaubühne, le théâtre berlinois où le Vaudois à ses entrées, puisqu’il collabore fréquemment avec son codirecteur, le metteur en scène star Thomas Ostermeier.
Droit au but.«Je n’ai jamais mis en scène de textes écrits à l’origine en français, explique Gianni Schneider. Le français fait des circonvolutions, alors que l’allemand ou l’anglais ne perdent pas de temps. Par exemple, je pourrais vous demander: “You wanna have sex with me?”, sans être le moins du monde grossier. En français, impensable!» Gianni Schneider aime aller droit au but. Poissons rêveur doublé d’un Taureau fonceur, il s’attellera pourtant à un texte du répertoire francophone, L’avare, de Molière, à la fin de l’année (une coproduction des théâtres de Kléber-Méleau et de Carouge). Ce sera sa trentième mise en scène.
Il précise son désintérêt pour le théâtre français: «Il faut des situations! Le théâtre français contemporain en manque cruellement! Par exemple, admettons que vous me disiez: “Je t’aime.” Ce ne serait pas crédible, parce que cela ne se prête pas aux circonstances. Si nous étions dans une pièce allemande ou anglaise, ce serait tout autre chose. Le théâtre anglo-saxon sait créer des situations fortes, lui!»
Secrets. La maison familiale de Gianni Schneider, à quoi ressemble-t-elle? «Ma mère a perdu deux frères, fusillés dans le maquis. A la Libération, l’escalier de notre logement s’est écroulé sur la tête de sa sœur. Elle en a gardé une souffrance qu’elle nous a transmise, lorsque nous sommes venus au monde.» Pour comprendre d’où elle venait, cette souffrance, il a fallu que Gianni Schneider mène des fouilles. Ses secrets de famille, il ne peut s’empêcher d’en parler, tout en préférant que l’on reste discret, eu égard à sa mère. L’histoire vaudevillesque de cette mère adorée, femme de chambre d’une famille bourgeoise. Et de son père, le fils des maîtres. L’histoire d’un fameux soir de pluie…
S’il était une maison, Gianni Schneider serait plein de fenêtres et de portes vitrées. Pour voir, pour observer, autant que pour être vu. Parce que la solitude lui est insupportable. «Depuis tout petit, j’ai besoin de capter l’attention. Je ne crois pas que cela vienne d’un manque d’amour, même si je suis le troisième de la famille…» Cela tombe bien, le théâtre, c’est ce qui relie. Soudain il s’interrompt pour saluer, à l’autre bout du Café de l’Evêché, son «stamm» lausannois, l’humoriste Frédéric Recrosio, auquel il lance un: «Arrête de me voler la vedette!»
Généreux. Pas facile de faire sa place dans cette autre maison qu’est le théâtre. Alors, lorsque l’on occupe à cinq reprises la grande scène du Théâtre de Vidy, on attise les jalousies. «Lorsqu’on lui demandait: “Pourquoi programmer encore Gianni à Vidy?”, René Gonzalez, l’ancien directeur, répondait, pour se dédouaner: “Gianni, je le mets à la porte mais il rentre par la fenêtre!» Le metteur en scène ne fait pas d’autre commentaire. Il a du talent, c’est tout. «Je suis comme Valmont dans Les liaisons dangereuses, je réponds toujours: Ce n’est pas ma faute.»
Une partie de son talent, Gianni Schneider le doit à son rôle d’assistant à la mise en scène. Il a secondé Béjart, Langhoff, Ostermeier… Et, en 1996, il est devenu l’assistant du metteur en scène italien Giorgio Strehler, figure phare du théâtre européen, pour monter L’avare de Molière, justement. La pièce ne verra jamais le jour. Le «maestro» meurt peu avant, à Noël, «entre les cuisses de sa maîtresse».
Mais L’avare serait toujours en plein dans l’actualité. «J’observe le monde. Je suis engagé, pas seulement politiquement puisque je suis militant de base au Parti socialiste, et ancien conseiller communal… Et je me demande quels sont les fléaux sociaux. De quoi sommes-nous «avares», aujourd’hui? De l’écoute. On est tout le temps connectés, mais on ne communique pas.» Son téléphone portable vibre. Le conseiller communal lausannois Oscar Tosato essaie de le joindre. «Ce n’est pas le moment!» Gauche caviar assumée, Gianni Schneider aime qu’on sache qui il fréquente. Il reprend. «Les gens ont peur. Ils n’osent plus aimer, tout simplement, par peur qu’on ne réponde pas à l’amour qu’ils offrent.»
Trauma fondateur. Strehler a aimé son «traumatisme» identitaire. «Il m’a demandé: “Situe-toi”, et là j’ai commencé à transpirer. C’était quelque chose, d’être devant le maître! Il avait vu tout de suite qu’il y a une ambivalence dans mon nom. Gianni, c’est italien. Schneider, allemand. Je suis né dans l’opposition du caractère de mes parents.» Il a acquis l’instabilité chronique de ceux qui ne pourront jamais choisir entre la pensée cartésienne (son père, un bourgeois allemand) et pulsion irréfléchie (sa mère, une fille d’ouvriers italiens). Il a ça dans le sang.
C’est ce qui lui permet d’être à l’aise dans tous les milieux, aussi bien au Café des Bouchers qu’avec Claire Chazal, qu’il précise «bien connaître», ou le prince Karim Aga Khan. «Je suis plein d’oppositions.» Or, qu’est-ce que la mise en scène de théâtre? Sinon travailler le pour et le contre, les mettre en confrontation, pour créer une tension sur scène?
Mais faut-il pour autant tout dire, tout montrer? Préférer la transparence en toutes occasions? «Non, il y a des secrets qui permettraient de décharger les gens de vérités trop pénibles. Par exemple, admettons que vous me trompiez, si d’aventure vous m’aimiez. Dans ce cas, il ne faudra pas me le dire.»
«La pierre». De Marius von Mayenburg, par la Cie Gianni Schneider. Avec Laure Aubert, Rebecca Balestra, Piera Bellato, Vincent Ozanon, Anne-Catherine Savoy et Pauline Schneider. Du 9 au 19 janvier à la Grange de Dorigny, Lausanne. www.grangededorigny.ch. L’auteur sera présent le samedi 11 pour rencontrer le public.