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Slobodan Despot: primoromancier

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:56

L’éditeur de la maison Xenia publie «Le miel», un premier roman profond et réussi. Arrêt sur un personnage complexe qui dédie sa vie à la chose littéraire.

A la veille de Noël, dans la grange la Vidondée à Riddes, en Valais, où il a organisé un Noël du Livre avec son frère Marko, Slobodan Despot barbote comme un poisson dans l’eau. Ses amis sont là. Le copain vigneron qui aime les livres, le copain d’enfance devenu garde-frontière qui se souvient que Slobodan était «tellement plus doué que nous», l’ancien professeur devenu éditeur qui dictait à Slobodan un article du Nouvelliste plutôt que la dictée préparée de ses camarades, trop facile.

A la guitare, Oskar Freysinger, conseiller d’Etat, ici auteur Xenia, la maison d’édition fondée par Slobodan, désormais conseil en communication de son auteur. Sur son t-shirt, un slogan: Si vis pacem lege librum. Si tu veux la paix, lis un livre. Ses auteurs devront s’y faire: après plusieurs recueils de chroniques (Balles perdues, Despotica, Nouvelleaks cet hiver), un volume de balades culturelles valaisannes devenu best-seller (Valais mystique) et une biographie de Freysinger, Slobodan Despot est désormais l’auteur chez Gallimard d’un premier roman remarquable et déjà remarqué qui fait oublier à peu près tout ce qu’on pensait savoir sur le Valaisan de 46 ans.

Fable de réconciliation. Le miel raconte, à travers la voix de Vera, l’herboriste qui soigne le mal de ventre du narrateur, l’histoire d’un fils de Belgrade qui va chercher son vieux père apiculteur resté dans la Krajina serbe devenue territoire étranger. Terrifié, Versko s’en remet à des intermédiaires douteux aux passeports diplomatiques onusiens pour ce périple sur les routes délabrées par la guerre.

Nikola refuse d’abord de le suivre, puis insiste pour embarquer plusieurs bidons de son miel, qui leur serviront de laissez-passer tout au long du retour. Voyage initiatique, Le miel est une fable tragique et lumineuse sur la filiation, la guerre, la mémoire et l’oubli, un premier roman aux personnages denses et poétiques, à la langue tendue et concentrée qu’il faut lire comme la sublimation, ou le coming of age d’un ancien jeune propagandiste de la cause serbe. L’incipit – «Il est des pays où les autobus ont la vie plus longue que les frontières» – a été désigné meilleure première phrase par Livres Hebdo et on ne prend pas grand risque en le voyant figurer dans les favoris du Prix du premier roman.

Farinet et Saillon. A un jet de pierre de la cave de Saillon qui a servi de refuge à Farinet, Slobodan doit se baisser pour entrer dans l’appartement où il s’est installé en 2009 après plus de dix ans passés à Vevey avec son ex-femme Fabienne Despot. Au-dessus du lit, la reproduction d’une fresque d’une église de Serbie représentant la guérison de l’aveugle. Né catholique en 1967 à Sremska Mitrovica d’un père psychologue du sport croate et d’une mère dentiste serbe, arrivé en Valais à l’âge de 6 ans, étudiant à Saint-Maurice puis à Lausanne, père de deux filles de 18 et 16 ans, Slobodan s’est converti à l’orthodoxie à 21 ans comme on retourne aux «sources historiques» de ses deux familles.

«Tout» ce qui est dans son roman est «vrai». En 2006, en proie à d’intenses maux de ventre, Slobodan se retrouve chez une naturopathe de Belgrade qui lui raconte l’histoire du miel dont elle sucre ses tisanes – celle de Vesko et de son père Nikola. «Vesko est un être humain dominé par la peur qui remonte le fleuve comme un saumon pour retrouver son père et recevoir de lui les leçons qu’il doit recevoir. Partout, un monde s’en va qui n’a pas été transmis. J’ai ressenti cela très fort à la mort de ma grand-mère maternelle.»

Une première ébauche lui obtient en 2009 une bourse du canton de Vaud qui tombe à pic. «J’avais quitté L’Age d’Homme, je n’avais pas de travail, pas d’argent, mon couple allait mal.» En mars 2013, il envoie le manuscrit chez quatre éditeurs français. Plon et Gallimard, via Bertrand Lacarelle, remplaçant de Richard Millet au comité de lecture, l’acceptent.

Le miel plonge dans le chaudron infernal des souvenirs à vif de la guerre des Balkans: pari risqué pour cet inconditionnel d’une Serbie mythologique dont les positions dérangent, tourment intime d’un déraciné, éternel amoureux déçu du pays de son enfance qui a disparu en même temps qu’elle. «Il porte avec lui un millénaire d’histoire», explique Fabienne Despot. «La Serbie? L’origine, et en même temps, soyons lucides: Le pays où l’on n’arrive jamais, selon le beau titre d’André Dhôtel, reconnaît-il. Mais la Serbie n’est pas qu’une communauté ethnique, c’est aussi une idée de liberté et d’insoumission qui rassemble.»

Chaque été, ses parents les envoyaient, lui et son frère, en colonie de vacances au bord de la mer yougoslave. Les plus âgés de ses copains allaient à l’armée avant la guerre et rigolaient de cette armée d’opérette inutile. «Ils ont fini par se battre pour de vrai.» Lui a fait l’école de recrues au Tessin avant d’être réformé pour blessure. «Je suis un écrivain. Je ne suis pas fait pour l’armée.»

Paradis terrestre. Il termine un poème sur l’île croate de Mljet où ses parents l’emmenaient l’été. Un «paradis terrestre» avec un lac dans l’île et une île dans le lac où il n’est «jamais» retourné. Il y a à la fin du Miel une scène fabuleuse où l’on voit le narrateur se promener selon un circuit de plusieurs kilomètres qui dessine les formes de la Yougoslavie. A mesure que les républiques se détachent, il réduit son parcours. A la fin, sa ronde se résume à tourner autour d’une clairière. Il ne regrette pas la Yougoslavie. «C’était un grand pays: trois religions réunies, des cultures reliant le Tyrol au Bosphore, une décontraction et un humour spécifiques… Mais le tout maintenu en place par l’hypocrisie d’un système dont les libéralités à l’échelle individuelle masquaient la tyrannie à l’échelon politique.»

L’écrivain Jean-Michel Olivier connaît Slobodan depuis trente ans: «C’est un énergumène curieux des autres, provocateur et généreux. Ses accointances avec l’UDC m’agacent, tout comme son révisionnisme sur Srebenica. Mais il a pour son pays, la Serbie, un amour blessé et excessif que je comprends.» Jean-Louis Kuffer, qui a quitté L’Age d’Homme: «Je me sens aux antipodes des goûts de Slobodan, qui voit de la poésie chez Freysinger et de la peinture chez Rudin, mais je l’aime bien: c’est un emmerdeur intéressant. Le premier Slobodan que j’ai connu était un étudiant d’une brillante intelligence et d’une formidable énergie.

Je me suis éloigné de L’Age d’Homme en partie à cause du deuxième Slobodan, idéologue propagandiste. J’ai retrouvé un troisième Despot remarquablement mûri, devenu père et éditeur. Quant au Slobodan Despot écrivain, son roman sublime toutes les facettes du personnage, plus sensible et subtil qu’on ne pourrait le croire en le réduisant à ses positions idéologiques ou politiques.» Fabienne Despot, mère de ses deux filles: «Il a une rigueur qui le tient à l’écart du monde. Il oscille entre la modestie et une grande fierté, paradoxe serbe typique.»

Porter le patronyme «Despot» dans un pays francophone a été «lourd». Enfant, il s’est juré qu’il ne hurlerait «jamais avec les loups». «Je dirai qu’endosser avec bravade ce nom a contribué à me tremper le caractère. Je suis fier de ce nom rare qui dérive de la hiérarchie des titres byzantins. Juste en dessous du basileus, de l’empereur…» De l’histoire que lui a racontée Vera, et qu’il a digérée en écrivain, il dit: «Ce récit a changé mes vues sur la politique, l’identité, la morale et l’histoire. L’histoire de Vesko m’a aidé à vivre autant que les tisanes de Vera m’ont guéri.»

Lorsqu’il a emménagé à Saillon, il a découvert des phénomènes bizarres, l’électricité qui s’allumait toute seule. Il a appris qu’une femme avait été tuée par son mari dans cet appartement, des années auparavant, et que son corps n’avait été retrouvé que récemment, emmuré. Slobodan n’a jamais demandé le nom de son fantôme. On ne dit pas le nom des morts. Cela les empêche de partir.


«Le miel». De Slobodan Despot. Gallimard, 130 p.

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Sedrik Nemeth
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