Andreï Makine donne, dans «Le pays du lieutenant Schreiber», une voix à un soldat français presque oublié. Rencontre.
Les yeux bleus d’une pâleur vorace, le foulard noué en cravate, calme et véhément, il assure que ce n’est pas le cas, mais Le pays du lieutenant Schreiber est un livre de réparation. En juin 2006, peu après la publication de son essai pamphlétaire Cette France qu’on oublie d’aimer, le romancier Andreï Makine, Goncourt 1995 avec Le testament français, reçoit une lettre signée Jean-Claude Servan-Schreiber, 88 ans. Cousin de Jean-Jacques, homme de presse, de publicité et de politique, il dit avoir bien connu deux hommes cités par Makine – il était emprisonné de décembre 1942 à mai 1943 avec les officiers Desazars de Montgailhard et Combaud de Roquebrune.
Makine, sidéré de cette ellipse temporelle, le rencontre. Naît une amitié faite des confidences de l’ancien et de l’écoute respectueuse du plus jeune. Devant le déferlement de souvenirs de Servan-Schreiber, Makine l’encourage à écrire. Tête haute paraît au printemps 2010 dans la seule maison d’édition à l’avoir accepté, Pygmalion. Las, le livre est un fiasco. A l’automne, après avoir annoncé au vieil homme le pilonnage des invendus, Makine décide de prendre la plume pour raconter leur rencontre improbable et donner une voix au lieutenant Schreiber.
Tapis rouge. Le pays du lieutenant Schreiber est édité par Grasset parce que Le Seuil, son éditeur précédent, est parmi les nombreux à avoir refusé le manuscrit de Tête haute. «Je n’aime pas quand on piétine mon prochain. La vérité de Jean-Claude Servan-Schreiber a été étouffée. Cela m’a semblé insupportable par rapport à cet homme à qui nous devons ce que nous sommes. Je pensais que l’on déroulerait le tapis rouge pour son livre. J’ai été naïf. Je me suis demandé pourquoi il s’est trouvé en butte à une telle indifférence. Mon livre tourne autour de cette interrogation.»
Pour Le pays du lieutenant Schreiber, aventure stylistique «passionnante», le romancier russo-francophone délaisse son sillon romanesque habituel pour rejoindre celui d’un sans-voix qu’il tient pour un héros, d’un inaudible qu’il juge plus crédible que tous les bavards médiatiques de l’époque.
Le résultat mêle avec fluidité, et une forme de ténacité littéraire, le récit des années de guerre du jeune lieutenant – la mobilisation, le renvoi de l’armée en 40 pour cause de judaïté, l’internement, la Résistance, la réincorporation à Alger, le débarquement en Provence en 44, dans un régiment de chars, la traversée du Rhin, 45 dans les Alpes bavaroises –, les rencontres entre les deux hommes dans l’appartement rempli de souvenirs, la quête d’un éditeur, l’analyse de cette traversée du désert et le regard de Makine sur son époque qui ne sait plus écouter les derniers témoins. «Lorsque j’étais enfant, en Russie, on voyait beaucoup de blessés de guerre. Sur les trottoirs, on entendait de loin les unijambistes avec leur jambe en bois et en fer. Un jour, on ne les a plus entendus. Ils étaient tous morts.»
Vivant. Pour la première fois, il a écrit un livre dont le personnage principal est vivant. «Cela change tout.» Il ne lui a rien donné à lire avant parution, priant pour que le vieux lieutenant ne passe pas l’arme à gauche. Jean-Claude Servan-Schreiber vient de lui écrire quelques lignes pour dire qu’il avait pleuré «comme un gosse».
Sévère – «Chaque livre est une victoire contre l’entreprise de crétinisation du monde qui nous formate de manière inconsciente» –, Makine n’est ni amer ni passéiste. «Je ne crois pas à un paradis perdu qu’il faudrait retrouver. Mais la culture française n’est plus la même que celle à laquelle j’aspirais en arrivant en France il y a trente ans. Ce n’est pas la faute de la France. On a changé de monde. Le sens de la vie, la transcendance sont oubliés. L’être a été remplacé par l’avoir.»
Un jour, ce grand marcheur était à La Brévine, cet endroit que l’on appelle la Sibérie de la Suisse. Il faisait moins 30. Sur la colline, d’où l’on ne voyait rien d’autre que le ciel, il a éprouvé une sensation d’infini. «Il suffit d’ouvrir les yeux, et de regarder vers le haut.»
«Le pays du lieutenant Schreiber». D’Andreï Makine. Grasset, 220 p.