Je me souviens d’en avoir fait un article dans le journal. Le moment où j’avais descendu à la cave mes disques vinyles. Dans des cartons un peu plus chics que des cartons, vaguement plastifiés. Un peu comme on choisirait un cercueil de luxe pour des choses que l’on aimait bien. Mais c’était fini, fallait se rendre à l’évidence. Je ne les écoutais plus, ils étaient morts et le CD avait gagné. Et peut-être aussi qu’il y avait parmi eux des souvenirs douloureux. Tout le monde ne peut pas avoir naguère bouffé des madeleines pour se déchirer l’âme. J’avais eu ces vieux disques pour cela.
Je n’ai pas détesté les CD. Froids, lisses, propres, efficaces et inusables. Je n’ai pas détesté le MP3. Froid, mou, immédiat: «l’âge de l’accès» dont parlait Jeremy Rifkin il y a quelques années. Je crois surtout que le MP3 a accompagné une schizophrénie humaniste en route.
Je m’explique. Avec la musique dans les nuages, avec cette vitesse, avec cette facilité à retrouver des mélodies que l’on entend une fois, dans un film ou un supermarché, nous en sommes arrivés à beaucoup moins choisir, à faire cohabiter l’impossible. Au moment du vinyle, j’étais un garçon principalement jazz. Je considérais un pressage japonais Blue Note comme un trésor de l’humanité (ce qui demeure l’absolue vérité), et pour que j’apprécie un rocker, il fallait souvent que ce soit un bluesman contrarié (Elvis), un jazzman refoulé (Elvis Costello), un punk aux notes bleues (les Clash chantant Jimmy Jazz). Le génie du MP3 est d’avoir fait sauter les barrières. L’incroyable facilité d’accumulation n’oblige plus à choisir. J’ai regardé sur l’iPod: Michel Petrucciani arrive juste avant Polnareff. Ils sont l’un avec l’autre. A la cave, c’était carton séparé, je peux vous le dire.
Je ne crois pas que le phénomène se soit arrêté à la musique ou au culturel. Le mélange des genres, cerveau droit et cerveau gauche, est devenu une norme sociale et politique. Une fin des idéologies, une fin des certitudes théoriques qui permet à n’importe quel post bobo d’être capitaliste et anarchiste, d’aller sur Facebook et de détester l’intrusion des ordinateurs espions dans notre vie, de devenir à la fois technophobe et technophile, gauchiste et démago de droite dans la même phrase, d’être contre le nucléaire et de vouloir des voitures qui marchent à l’électricité, d’aimer se fondre dans la foule et se demander si ce ne serait pas une bonne idée de faire retraite dans les Andes à 100 kilomètres du premier wifi.
La modernité, c’est de n’y voir cependant aucune contradiction. Au contraire: une schizophrénie nécessaire à la survie, une plasticité des idées passant d’un côté à l’autre des hémisphères du cerveau, une redéfinition plus ouverte de notre disque dur interne. Tout ce cirque pour vous dire qu’en 2013 j’ai racheté une platine vinyle.
Je sais, je n’étais pas le premier. Depuis 2009, le phénomène est en constante progression, les chiffres de vente de vinyles sont repartis à la hausse et, en 2013, l’accélération a été particulièrement spectaculaire: plus 50% en Belgique, plus 100% en Angleterre par exemple, où on arrivera assez proche du million d’albums vinyles vendus cette année. Bien sûr, tout cela représente encore moins de 1% du marché total des ventes de musique, mais on n’en est plus à fourguer des vinyles d’occase sur les marchés.
Le truc hype, le truc à la mode, c’est redevenu le noir pressage chic 180 grammes, le poids, l’épaisseur, la beauté de la pochette. Daft Punk et Valerie June en LP têtes de gondole, et le retour des collectors: nostalgie et marketing en même temps, les Arctic Monkeys ont choisi le vinyle pour sortir leurs nouveaux singles.
Avec ma nouvelle platine, je n’ai pas eu besoin d’oublier l’époque; il y a une prise USB pour que je puisse brancher l’affaire à un ordinateur et convertir en MP3 mes vinyles rares préférés. C’est génial; il y a le bruit de l’aiguille qui touche le disque, le grésillement de poussière, une merveille.
C’est donc un article pour dire que j’ai remonté mes vinyles de la cave. Ce n’était pas si facile. Il y avait du lourd, et j’ai limite agacé, chez moi. Les gosses me trouvaient terriblement vieux, et j’avais du mal à leur expliquer que «le son était meilleur»: ils s’en foutent. Et tout ça prend une place folle au salon. Ma femme a les pires craintes, et puis tout ce jazz exhumé des profondeurs, je la soupçonne de ne pas aimer la trompette, elle se demande ce que ça va donner côté ambiance. J’appuie les piles joliment contre le mur, je mets devant de jolies pochettes, un Sonny Rollins chic, le kitsch délicieux du disque de Noël de Presley.
J’ai retrouvé le premier album que j’ai acheté, une compil de Glenn Miller, en 1974. Me suis procuré le nouveau Agnes Obel en vinyle: ma deuxième collection est en route. J’aime bien les voir côte à côte, façon de réconciliation, télescopage des époques et des genres, une ouverture, le vinyle comme nouvel humanisme pour 2014: l’année où creuser son sillon.