La jeune metteuse en scène Nalini Menamkat revisite l’«Amphitryon» de Molièreà la Comédie de Genève. Une pièce drôle et tragiquer le vol d’identité.
Une fois de plus, les dieux descendent semer la zizanie sur Terre. Tout cela parce que Jupiter est tombé amoureux d’une mortelle, Alcmène. Pour la séduire, il prend les traits de son époux, Amphitryon, pendant que ce dernier se démène à la guerre. Alcmène n’y voit que du feu… Mieux, elle se réjouit de retrouver son mari particulièrement en forme, pendant une nuit d’amour enflammée…
C’est la première fois que la metteuse en scène Nalini Menamkat, 31 ans, «s’attaque» à un classique. Une comédie peu connue de Molière, présentée pour la première fois en 1668. Née au Canada en 1982, d’un père indien et d’une mère suisse allemande, la jeune femme a passé les six premières années de sa vie de l’autre côté de la Sarine. Puis elle a grandi à Rolle (VD). Au gymnase de Nyon, un travail de maturité sur la mise en scène lui fait découvrir ce qui deviendra son futur métier. «Un texte nous saisit, on ne sait pas pourquoi. C’est mystérieux. Il y a aussi une forme de résistance: il nous échappe. C’est une montagne à gravir, et on y va à pieds nus!»
Rencontre avec Hervé Loichemol. Après ses études en lettres à Lausanne, Nalini Menamkat a travaillé comme attachée de presse pour Le Poche, à Genève, puis en tant qu’assistante de metteurs en scène. En 2010, Hervé Loichemol, directeur de la Comédie, vient voir une pièce qu’elle a montée à la Maison de quartier de la Jonction. Il l’engage comme résidente dans son théâtre. Après avoir travaillé sur deux textes contemporains (Beckett et Mathieu Bertholet), la jeune femme a plébiscité ce texte de Molière «pour son mélange de tragique et de comique».
Elle a réduit le décor au minimum: un portique qui semble séparer le monde des hommes et des dieux, la façade à peine esquissée de la maison d’Amphitryon, noire comme une peinture de Soulage. Sa mise en scène repose sur les acteurs. Un travail précis et soigné, qui n’entend pas révolutionner le classique.
Roland Vouilloz excelle en Jupiter bonhomme et margoulin, mais noble en même temps. Une épée en bois et un pan d’étoffe lui suffisent pour devenir Amphitryon. Un éclair découpé dans du carton et quelques pétards jetés par terre, le voilà Jupiter. Dans la mythologie, le roi des dieux a toujours été un as du déguisement. Titillé par les femmes ou par Ganymède, on l’a vu prendre successivement, pour arriver à ses fins, les traits d’un taureau, d’un cygne, d’une pluie d’or, d’une nuée, d’un aigle, d’un satyre ou même de Diane elle-même…
Jupiter n’est pas seul. Il débarque chez Amphitryon (Vincent Babel), accompagné de son messager Mercure (Yoann Blanc, teigneux à souhait), qui s’amusera, lui, à prendre les traits du valet du maître de maison, Sosie (Juan Antonio Crespillo). Le reste de la distribution est à l’avenant: Isabelle Caillat est une Alcmène tragique toujours juste. Ajoutez à cela des rôles secondaires croustillants tenus par Juliana Samarine, Brigitte Rosset, Ahmed Belbachir, Camille Figuereo et Christine Vouilloz…
Celui qui offre à dîner. La pièce de Molière, inspirée de celle de Plaute, a popularisé deux mots. «Amphitryon» désigne, depuis 1727, dans le langage courant, un «hôte qui offre à dîner». Tout cela parce que Sosie, pour départager son vrai maître et l’imposteur, laisse parler son ventre: «Le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne.» Evidemment, il se méprend, relançant la confusion comique… «Sosie» lui-même entrera dans la langue française dès 1792. Dans la fiction, l’usurpation de l’apparence physique connaîtra une belle descendance, de Fantômas à bon nombre de films d’horreur ou de science-fiction (la peur du clonage), en passant par Mystique, la mutante métamorphe de la série de comics et de films X-Men.
«Nous aussi, il nous arrive de nous retrouver complètement perdus, d’avoir l’impression que le monde nous échappe et ne nous reconnaît plus, confie la metteuse en scène. Les personnages sont naïfs et idiots, mais je ne voulais pas les ridiculiser. On ne les comprend que trop bien! La naïveté, c’est très important pour moi. C’est aussi le théâtre: une ode au pouvoir de la fiction. A la capacité d’invention du langage.» Reste que si Jupiter tombe amoureux d’Alcmène, il n’arrivera pas à s’en faire aimer pour lui-même. Seulement sous les traits d’un autre. Amer, il remontera dans les nuées sans avoir pu ravir son cœur. De la liaison adultérine naîtra Hercule, mais c’est une autre histoire…
«Amphitryon» de Molière, mise en scène de Nalini Menamkat. Comédie de Genève, boulevard des Philosophes 6, jusqu’au 21 décembre. www.comedie.ch