Propos recueillis par Christian Jungen
Interview. Ivo Kummer, chef de la section cinéma de l’Office fédéral de la culture, explique pourquoi les productions alémaniques sont plus chères que les romandes. Et pourquoi les femmes font des films moins coûteux que les hommes.
Sabine Boss est la réalisatrice la plus subventionnée. Ça vous étonne?
Non. Je sais qu’elle travaille sans cesse parce qu’elle réalise beaucoup de téléfilms. Ce qui nécessite évidemment des aides. Je ne suis pas davantage étonné que la maison de production C-Films figure aussi en tête de liste.
Pourquoi?
Pour différentes raisons. Déjà, C-Films dispose de très bons réalisateurs, comme Peter Reichenbach et Anne Walser. Ces cinéastes peuvent développer plusieurs sujets simultanément grâce aux primes de Succès Cinéma, et ils présentent deux ou trois demandes de subventions fédérales par an. De plus, cette maison de production ne travaille pas seulement sur des films suisses comme Une cloche pour Ursli, mais aussi pour des coproductions internationales telles que Youth, de Paolo Sorrentino. Et elle sollicite souvent la contribution maximale de 1 million de francs auprès de la Confédération, alors que les producteurs romands fonctionnent avec des budgets plus restreints.
A quoi cela tient-il?
Quand un projet romand est soutenu par la Confédération ou la SSR, il obtient automatiquement de Cinéforom, la Fondation romande pour le cinéma, un montant de 60 à 70% de celui que la Confédération lui a accordé. Ce qui fait que le projet est financé en bonne partie. Les cinéastes romands peuvent ainsi attaquer le tournage plus rapidement que les Alémaniques. Et comme les techniciens sont occupés plus régulièrement, ils acceptent des cachets plus bas.
Souhaiteriez-vous un mécanisme automatique semblable à Zurich?
Je pense que ce serait un atout. On pourrait ainsi réaliser plus vite des films sur des thèmes sociopolitiques liés à l’actualité. Aujourd’hui, ce n’est guère possible, car le financement d’un projet prend quatre ans.
Certains prétendent que les Romands toucheraient des aides supérieures à la moyenne. Or, ce n’est pas vrai!
En 2014, 28 films alémaniques ont obtenu une déclaration d’intention et 24 romands. Mais sans doute les Alémaniques touchent-ils ensuite plus de subventions dans l’ensemble, car ils ont de plus gros budgets et demandent le montant maximal.
Dans le top 10 de notre classement des maisons de production les plus subventionnées, y a-t-il des sociétés qui ont trop touché par rapport à ce qu’elles ont produit?
Non, on ne saurait dire cela. Mais il y a des surprises. Je me serais attendu à ce que Vega Film, placé cinquième, continue de figurer en tête, puisque sa propriétaire, Ruth Waldburger, produit des films aussi bien en Suisse romande qu’en Suisse alémanique et qu’elle est souvent présente dans les grands festivals. Et si la première société de production romande n’arrive qu’au septième rang, cela s’explique sûrement par le fait que les financements de Cinéforom n’ont pas été pris en compte. Reste que votre liste correspond à la réalité. Les producteurs qui développent plusieurs projets en même temps sont en haut, les petites sociétés figurent plus loin dans le classement.
Pourquoi la Confédération ne soutient-elle plus les téléfilms?
Il y a quatre ans, nous avons décidé de renforcer l’aide liée au succès et déplacé l’argent consacré aux téléfilms, relativement chers, dans Succès Cinéma. Simultanément, nous avons créé Succès Festival. Le succès commercial se voit désormais récompensé à la caisse du cinéma, et le succès artistique dans des festivals qui comptent. A l’inverse, la SSR a transféré ses financements aux films de cinéma dans les productions télévisuelles.
C’est Sabine Boss qui reçoit le plus de subventions. Et c’est une femme. Pourtant, on continue de dire que les subventionneurs sont plus durs avec les femmes.
Au sein de la commission d’experts de la Confédération, on compte plus de femmes que d’hommes. Il ne peut donc y avoir de discrimination envers les réalisatrices. Il est cependant intéressant de relever que les films tournés par des femmes sont en moyenne moins chers que ceux réalisés par des hommes. Je me demande bien à quoi cela tient.
Les femmes font plus de films intimes, dans un contexte restreint. Quand Michael Steiner tourne un western dans les Alpes, c’est forcément plus cher.
Cela me paraît trop sommaire. Il y a des raisons plus subtiles à ces différences. Cela tient sûrement au fait que les femmes et les hommes ne racontent pas les histoires de la même manière. Quand, dans un scénario, il y a un coup de feu, l’homme veut montrer le coup de feu, tandis que la femme le raconte peut-être par des regards, de sorte que ce coup de feu apparaît dans la tête du spectateur.
Ressentez-vous beaucoup de jalousie dans la branche?
C’est sûr, il y a de la jalousie. La compétition est forte et elle s’accroît à chaque fois qu’un jeune diplômé entend faire son film, puisqu’il n’y a pas de limite d’âge.
Qu’est-ce que cela veut dire?
Il y a des réalisateurs qui défendent fondamentalement le cinéma d’auteur et sont épouvantés à l’idée qu’un film familial comme Heidi touche de l’argent. A l’inverse, les producteurs de films mainstream protestent lorsque des auteurs qui n’atteignent qu’un petit public en salle touchent une contribution plus élevée.
Que pensez-vous de l’idée de tout vérifier avec précision, comme nous l’avons effectué dans notre enquête?
Votre liste fournit des indications tout à fait intéressantes. Mais il est quand même bizarre que l’Office fédéral de la culture doive se justifier pour chaque franc d’aide qu’il dépense. Les comparaisons sont compliquées. Mais pour les paiements directs de la Confédération en faveur des agriculteurs, il n’y a pas de précisions sur les bénéficiaires: cela tomberait sous le coup de la loi sur la protection de la sphère privée. Cela en dit long sur la perception différente des subventions dans les divers secteurs.
