Photographie. Entre des commandes pour Christian Lacroix ou Edun de Bono, la jeune Suisso-Guinéenne mène un travail personnel sur sa double appartenance, exposé à Fribourg.
Elle entre dans le café lausannois en trombe, une valise à roulettes derrière elle, comme toujours entre deux résidences artistiques, deux expositions, deux shootings, deux pays. La jeune femme vient de signer la campagne de la collection Christian Lacroix de l’hiver prochain, assurant aussi bien la direction artistique que les prises de vues. Juste avant Lacroix, elle a conçu les visuels de la nouvelle ligne d’Edun, la marque de mode équitable du couple Bono-Ali Hewson, dont la production est principalement basée dans les régions subsahariennes.
L’Afrique est le continent magnétique de Namsa Leuba, née il y a trente-trois ans à Neuchâtel d’un père suisse et d’une mère guinéenne. Petite, elle s’est familiarisée avec la Haute-Guinée, la langue malinké, l’animisme. Elle a ensuite perdu cette culture au fil de ses études en Suisse romande, de l’école d’art de La Chaux-de-Fonds à celle de Lausanne. Avant d’y revenir pour son travail de diplôme à l’ECAL, avec des images qui métamorphosaient des habitants de Haute-Guinée en fétiches animistes. Namsa Leuba assurant dans un même tourbillon créatif le stylisme, la direction artistique, la photographie, presque la performance. C’était en 2010-2011. Depuis, elle n’arrête plus de tresser ses deux appartenances, entrelaçant fashion et ethnologie, costumes et coutumes, design et magie, document et art contemporain. Histoire de nous encourager à reconsidérer les stéréotypes tenaces sur l’Afrique.
Langue zouloue
En particulier sur la femme africaine. C’est le propos de sa nouvelle exposition, Mmabatho, à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, en accompagnement du 30e Festival de films de la même ville, dont le thème cette année est justement la figure féminine. «Mmabatho», c’est la «mère du peuple» en langue zouloue, clin d’œil à l’ancrage de plus en plus ferme de Namsa Leuba en Afrique du Sud. Plusieurs des photos de l’exposition fribourgeoise ont été prises là-bas, à l’occasion d’un séjour dans une résidence de Pro Helvetia à Johannesburg. D’autres proviennent de séances en studio pour des magazines de mode ou de Guinée-Conakry, toujours avec ce jeu sur les accessoires et les parures, les pigments et les masques, le profane et le religieux.
Ce métissage de signes bigarrés pourrait être superficiel. Or ce poing levé d’un garçon dans la série «Zulu Kids» renvoie au geste revendicateur du combat pour les droits civiques. Ce pouce levé était celui des femmes noires au temps de l’apartheid en Afrique du Sud. Dans la même série, le tronc d’arbre qui élève les modèles de Namsa Leuba évoque les supports des idoles animistes.
«Mmabatho», c’est aussi la lutte des femmes d’Afrique noire pour leurs droits, leur liberté de parole, contre les violences dont elles sont trop souvent les victimes. Les brutalités dans les pays en guerre, mais aussi l’ostracisme envers les communautés lesbiennes. Au Nigeria, l’homosexualité est passible d’une peine de quatorze ans de prison. En Guinée, c’est l’expulsion de la communauté.
Une galerie à Lagos
L’an dernier, Namsa Leuba a travaillé à Lagos. La galerie qui désormais la représente, Art Twenty One, est basée dans la capitale nigériane. La jeune femme en a profité pour collaborer avec des stylistes locaux, à l’occasion d’un shooting de mode. Dans ce genre de situation, Namsa Leuba est tour à tour devant et derrière le viseur de son reflex numérique, à la fois directrice artistique et photographe. En 2015 aussi, Namsa Leuba a passé son master en direction artistique à l’ECAL, titre qui s’ajoute à son bachelor en communication visuelle dans la même école ou à son postgrade en photographie obtenu en 2013 à la School of Visual Arts de New York. Lorsque je l’ai rencontrée dans un café de Lausanne, où Namsa Leuba vit entre ses séjours au loin, elle revenait justement de New York. La galerie Art Twenty One montrait ses images récentes dans l’Armory Show, la foire d’art contemporain qui s’est tenue sur place début mars.
Cérémonies vaudoues
Bientôt, après Fribourg, Namsa Leuba sera au Sénégal pour l’inauguration de Lumière d’Afrique, une exposition collective déjà montrée au Théâtre national de Chaillot à Paris. Puis ce sera la réalisation de la communication d’une marque américaine de bijoux. En fin d’année, au tour du Bénin, pour remettre en scène, à sa manière, les cérémonies vaudoues. Une quête qu’elle aimerait poursuivre en Haïti, à Cuba, au Brésil, à La Nouvelle-Orléans dans les deux ou trois prochaines années.
Avant de mettre un terme à la série entamée dans le pays de sa mère, puis de passer à autre chose. Toujours en jonglant avec ses deux identités fétiches, son œil d’Européenne sur une réalité africaine enrichie par sa propre imagination. «Ma double origine, c’est ma richesse», dit-elle avant de larguer les amarres du bistrot, sa petite valise rouge peinant à la suivre.
«Mmabatho». De Namsa Leuba. Bibliothèque cantonale et universitaire, Fribourg, jusqu’au 23 avril.
Festival international de films de Fribourg, jusqu’au 19 mars.