Art contemporain. Comme le montrent plusieurs expositions actuelles, la notion de sublime, le sentiment d’effroi et de fascination devant le spectacle de la catastrophe, a la vie dure.
Voici des expositions, quatre en Suisse romande, l’autre en Lorraine, qui toutes dialoguent sur le thème de la nature. Plus précisément sur la notion de sublime, cette terreur délicieuse ressentie devant des cimes ou des abîmes. Mis en forme par le romantisme à la fin du XVIIIe siècle, ce sentiment ambivalent (la peur d’un côté, le plaisir de l’autre) est toujours à l’œuvre aujourd’hui. Dans ce qu’on pourrait appeler l’art de l’anthropocène, cette nouvelle période géologique dans laquelle nous serions entrés depuis la révolution industrielle. On ne le sait que trop: l’être humain modifie de manière irrémédiable son environnement avec ses émanations de CO2 et autres destructions massives de la nature.
Un exemple: des vues romantiques de l’éruption du Vésuve, celle qui a détruit Pompéi, sont montrées à Lens, en Valais, et à Metz, en Lorraine. Ces laves tueuses sont réactivées par les coulées rouges d’une photographie prise en 1996 dans l’Ontario, sur un site pollué par du nickel dissous dans l’eau (photo d’Edward Burtynsky, exposée à Metz). Dans les deux cas, séparés par deux siècles, le même mélange d’effroi et de séduction devant la description de la catastrophe. Sauf que l’attaque brutale est cette fois causée par l’homme. Les artistes romantiques peignaient une nature menaçante alors que les créateurs contemporains la décrivent comme menacée. D’esclave de la nature, l’être humain en est devenu le maître, victime de lui-même, acteur de sa propre tragédie.
Inventions de paysages
L’exposition de la Fondation Pierre Arnaud, à Lens, se concentre sur la période romantique, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Elle a pour elle d’être inscrite dans les Alpes qui, avec le début du tourisme, ont nourri l’imaginaire passionné des peintres, écrivains et poètes de l’époque. Théorisé par le philosophe Edmund Burke en 1757, le sublime n’est pas seulement l’abandon de la contemplation de la beauté harmonieuse au profit des vues terribles des hauteurs et des profondeurs de la Terre. Il est l’invention de nouveaux paysages, ces sommets alpestres parcourus pour la première fois par des artistes-scientifiques, ou les glaces des pôles.
La fondation de Lens choisit la «Mélancolie des pierres», ces montagnes ou cathédrales en majesté, bientôt suivies par les descriptions des accidents de la nature (avalanches, éboulements, tempêtes) et des édifices en ruine. Ni la pierre ni l’âme ne résistent à la sape du temps, tout est transitoire, tout nourrit le caractère bipolaire des romantiques, déchirés entre exaltation et dépression. Géricault, Doré, Füssli, Calame, Ruskin, Wolf ou Carus illustrent cette fascination pour la «nature trop loin», pour reprendre les mots de Victor Hugo, dont les dessins sont également montrés à Lens.
Scénographiée avec élégance, enrichissant son propos avec des collections de minéraux (dont ceux de Goethe), l’exposition de la Fondation Pierre Arnaud est historique. Elle n’évoque pas la persistance presque rétinienne du sublime romantique dans l’art contemporain, également aux prises avec une nature inquiétante.
Pour se convaincre de la remarquable pérennité de ce concept, il vaut la peine de découvrir Rhodanie, au pont de la Machine, à Genève. Le photographe lyonnais Bertrand Stofleth livre une enquête visuelle sur le fil du Rhône, de son glacier à la Méditerranée. Bertrand Stofleth met en tension le paysage fluvial avec son environnement construit, aménagé, domestiqué au nom de l’industrie (y compris celle des loisirs) et de la protection contre les aléas naturels.
Adoptant un point de vue à mi-hauteur, organisant ses compositions comme un peintre d’histoire, Bertrand Stofleth cite l’art romantique. Sur l’une de ses images, un promeneur (en réalité, un collectionneur américain de minéraux équipé d’une valise à roulettes) contemple le glacier du Rhône: un écho direct au Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Caspar David Friedrich. Mais la nature trop proche a succédé à la nature trop loin. De trop visible, la catastrophe est devenue presque invisible, comme ce réchauffement climatique qui provoque la fonte des glaciers.
A Genève toujours, le Musée international de la Croix-Rouge propose Disorder, thème du dernier concours du prix Pictet de photographie. Plusieurs des douze lauréats interprètent le grand désordre d’une nature à bout. Pieter Hugo et les décharges africaines des rebuts de l’Occident, Gideon Mendel et les inondations qui ravagent désormais tous les coins de la petite planète, Brent Stirton et le massacre de la faune: tous ces photographes tirent à la corde du sublime, livrant des images à la fois splendides et anxiogènes. Cet art de la catastrophe anthropocène est également au centre de la nouvelle exposition de la Galerie C, à Neuchâtel, grâce aux photos et vidéos de Peter Aerschmann, Polina Kanis, Yann Mingard et Myriam Ziehli.
Pour saisir au mieux l’étonnante continuité de l’iconographie du sublime, il faut toutefois se rendre au Centre Pompidou-Metz, dans une Lorraine qui a payé son dû à l’action de l’homme sur son environnement. Ambitieuse, fascinante, l’exposition «Sublime. Les tremblements du monde» réunit 300 œuvres, des dessins d’inondations de Léonard de Vinci à une installation de feuilles de Giuseppe Penone. Hélène Guénin, la commissaire de l’exposition, a tiré l’idée de son propos du film Melancholia, de Lars von Trier. Une chorégraphie de planètes suicidaires et d’êtres mortels qui renoue avec le jeu romantique de la terreur et de la délectation. Avec un sentiment d’imminence de la fin qui aiguillonne la conscience de la vanité du monde.
L’exposition part de l’art romantique, comme à Lens. Prenant acte que l’invention de la machine à vapeur est contemporaine de l’essor romantique, elle passe relativement vite à l’anthropocène, avec les mouvements des earthworks et du land art dans les années 1960, alors que naît le mouvement écologiste.
Les artistes-vigiles
Plus que jamais, les artistes sont les sentinelles qui nous préviennent des dangers qui nous guettent. Les Londoniens ne prêtaient-ils pas attention aux brouillards toxiques de la Tamise avant que Turner ne les peigne? L’art a une fonction de révélation: c’est pourquoi il continue à se distinguer du flot d’images des catastrophes contemporaines.
Luciole dans le chaos opaque du monde, l’artiste est celui qui propose des constructions encore utopiques pour que l’humanité puisse continuer à vivre dans un air vicié. Il invite également à une nouvelle alliance avec la nature par la voie de rituels, soins, régénérations et fusions. C’est la dernière partie de l’exposition, plus optimiste que les précédentes, ponctuées en majorité par des œuvres de femmes artistes, à l’image des retours à la terre nourricière d’Ana Mendieta. Mais le propos s’achève, à l’étage supérieur, avec la vague de détritus de Tadashi Kawamata. Longue de plusieurs dizaines de mètres, l’onde de déchets surplombe le spectateur, comme si celui-ci se trouvait sous la mer après l’accident de Fukushima. Toujours le plaisir négatif du spectacle de la catastrophe. Sublime!
Expositions
«Romantisme – Mélancolie des pierres», Fondation Pierre Arnaud, Lens (VS), jusqu’au 17 avril.
«Rhodanie», Bertrand Stofleth, pont de la Machine, Genève, jusqu’au 29 mai.
«Disorder», Musée international de la Croix-Rouge, Genève, jusqu'au 8 mai.
«Anthropo(s)cène», Galerie C, Neuchâtel, jusqu’au 16 avril.
«Sublime. Les tremblements du monde», Centre Pompidou-Metz, jusqu’au 5 septembre.