Manifestation. La Suisse romande organise pour la première fois un Printemps de la poésie. Près de 30 manifestations tous publics, une formidable émulation à découvrir du 13 au 26 mars. La poésie serait-elle un acte de résistance à une époque qui ne jure que par le divertissement?
Il ne manquait qu’une étincelle, donnée par l’Université de Lausanne en la personne du professeur et poète Antonio Rodriguez. En quelques semaines, le programme du premier Printemps de la poésie romand s’est mis sur pied, comme une évidence. Quarante et un partenaires se sont fédérés, de la Fondation Jan Michalski à Sautefrontière, maison de la poésie transjurassienne, du Mamco, à Genève, à l’Hôpital cantonal de Lausanne…
Du 13 au 26 mars prochains, le public pourra découvrir ou participer à 30 événements en Suisse romande. Ecouter de la poésie créole à l’Université de Neuchâtel, qui accueillera le poète Lyonel Trouillot. Ou communier avec les poèmes hallucinés de Cendrars, Les Pâques à New York, dans le temple de la Fusterie, à Genève, ou à l’église Saint-François, à Lausanne.
«La poésie n’appartient pas qu’aux poètes! explique Antonio Rodriguez. Elle appartient aussi à ceux qui la lisent, la commentent, la partagent.» Et de rappeler qu’elle a une place de choix dans les premières classes d’école, avec les comptines, ou dans l’écriture intime, où elle serait à égalité avec le journal. «Dans une vie, les gens passent souvent par des poèmes pour exprimer un attachement, une appartenance, sans avoir forcément d’ambition littéraire», poursuit l’universitaire passionné.
Sous son impulsion, le site www.poesieromande.ch, l’Université de Lausanne et les librairies Payot se sont alliés pour mettre en place ce Printemps, manifestation nomade qui s’est développée en rhizomes. Ils ont saisi le prétexte de la Journée mondiale de la poésie, organisée par l’Unesco le 21 mars, et se sont inspirés du Printemps des poètes organisé en France depuis dix-huit ans.
En parallèle, Antonio Rodriguez inaugurera, le 18 mars, le label Option poésie. Chaque année, ce dernier distinguera douze recueils, suisses ou non, qui seront mis en valeur dans les librairies Payot par le biais d’un autocollant. Il permettra de donner plus de visibilité à un genre peu représenté en librairie.
En attendant, les participants au Printemps de la poésie sont en pleins préparatifs. Du côté de l’Université de Lausanne, dans la cafétéria du bâtiment Anthropole, trois étudiants lisent des poèmes à une table, à voix basse. Romain Buffat, 26 ans, Aline Ferrari et Fanny Utiger, 20 ans chacune, se sont rencontrés lors d’un séminaire sur Mallarmé. Ils participeront, le dimanche 13 mars, à un speed dating poétique sur le campus de Dorigny, pour l’ouverture officielle du Printemps. Les visiteurs pourront participer à des tête-à-tête de trois minutes. «Nous allons leur faire don d’un poème, leur expliquer en quoi il peut changer une vie», explique Aline Ferrari. Chacun a convoqué ses lectures fétiches, Mallarmé, Rimbaud, Mahmoud Darwich, mais aussi des œuvres contemporaines, comme celles de Gaia Grandin, poétesse genevoise de 32 ans.
Fanny Utiger lit L’orgue de Barbarie, de Prévert, dans le brouhaha de la cafétéria. «Je me délecte de la beauté des phrases, de cette cruauté. Prévert, comme Césaire, ce sont des textes qui vous sont projetés en pleine figure, c’est très intense.» Aline, elle, ose le mot mystique. «La lecture, c’est une expérience physique. Je le vis comme une transe. C’est quelque chose que l’on trouve dans l’alcool ou dans d’autres substances.» Les lettres, sur la page, elle les visualise en couleur depuis qu’elle est petite. Sa mère lui a suggéré, quand elle avait 10 ans, de se plonger dans Les voyelles de Rimbaud…
Romain, lui, lit pour «se perdre totalement». «Si la poésie ne sert à rien, tant mieux. Cela fera au moins une chose qui ne sert à rien!» sourit le jeune homme. «C’est la forme la plus pure de parole, parce qu’elle ne cherche pas à nous vendre quelque chose ni à nous convaincre», réagit Fanny.
Engagement
Le Genevois Sylvain Thévoz est du même avis. Auteur, travailleur social et élu socialiste à la municipalité de Genève, il animera, lui, un atelier le dimanche 20 mars au Musée d’art de Pully. Une dizaine de personnes pourront se familiariser non pas avec la lecture, mais avec l’écriture poétique. «Aujourd’hui, la parole de l’efficacité emplit nos cerveaux et nous transforme en machines!» regrette Sylvain Thévoz, qui préconise, par souci de santé publique et avec humour, de «consommer cinq poèmes par jour». La poésie pousse dans les marges, donne voix à ceux qui ne l’ont pas. «C’est une parole vivante, qui remet à neuf notre société.»
Au siège des Editions Empreintes, à Chavannes-près-Renens, l’éditeur et poète Alain Rochat va dans le même sens. «La société n’accorde plus ni estime de soi ni respect. Seule compte la marchandisation. Par conséquent, il n’y a pas plus engagés que les gens qui écrivent de la poésie!» Le 26 mars, dans ce local rempli des recueils publiés par Empreintes depuis 1984, Jacques Roman viendra rendre hommage à François Rossel, disparu en 2015, et qui avait fondé la maison avec Alain Rochat. Une lecture qui clôturera en beauté ce printemps lyrique.
Une voix précaire
Oui, la Suisse romande est un vivier de poètes. On cite souvent Roud, Cendrars, Jaccottet… Il y en a d’autres, parmi les figures emblématiques. Pierre Chappuis, né en 1930 à Tavannes, publie depuis 1969. Il compte seize livres parus chez l’éditeur parisien José Corti. Le dernier en date, Dans la lumière sourde de ce jardin, sortira de presse à la fin du mois. Ses recueils sont comme des paysages minéraux, traversés par le lecteur. Ils remettent sans cesse en jeu une écriture fragmentée. Pierre Chappuis s’exprimera, à l’occasion du Printemps de la poésie, via un petit film produit par l’Université de Lausanne.
Dans son bel appartement de la rue des Beaux-Arts, à Neuchâtel, la porcelaine tinte, le thé de Chine est servi. Pierre Chappuis se méfie des interviews, cherche la manière la plus simple, la plus précise, de parler de poésie. «Notre époque a une tendance à l’éparpillement. Nous sommes envahis par ce que Pascal appelle le divertissement. Tout nous y conduit. La poésie est une manière de résistance à cette tendance à nous distraire.»
Comment écrit-on de la poésie? «Il s’agit toujours d’un vide à franchir. Ce fossé entre soi et le monde, entre le monde et les mots.» Chaque poète le fait à sa manière. Au début, il y a une étincelle. «Une impression reçue, lors d’une promenade, ou devant une peinture. Alors le travail intérieur commence, intuitif, acharné: comment traduire cette expérience en mots?»
Et comment lire un poème? Cet ancien professeur de français au gymnase en sait quelque chose. «Le lecteur et l’auteur doivent se rejoindre. Chacun par une voie différente. Cela me fait penser au Chasseron, dans le massif du Jura. Il y a un versant abrupt et un versant en pente douce. Celui qui écrit emprunte le côté abrupt. Le lecteur, lui, devrait cheminer de manière plus agréable. Si l’auteur et le lecteur se rejoignent au sommet, alors on peut dire qu’il y a eu lecture.» Et de conclure: «C’est plus affectif, plus sensible, qu’intellectuel. Il faut lire aussi délicatement que si vous cherchiez quelque chose à l’intérieur d’une fleur, en écartant les pétales, sans l’abîmer.»
Le programme de la manifestation est sur www.printempspoesie.ch