Critique. «Carnets noirs», le nouveau roman du maître américain, met en scène, comme «Misery» en 1987, un lecteur obsessionnel prêt à tout pour s’emparer des manuscrits d’un écrivain. Fabuleux.
Quel est le vrai pouvoir de la fiction? Jusqu’où peuvent aller les obsessions d’un fan? A qui appartient la littérature? A l’auteur ou au lecteur? L’Américain Stephen King, 69 ans, dont quarante-deux ans de vie d’auteur publié, cultive une passion cathartique pour les histoires mettant en scène un écrivain, sain d’esprit ou fou, et les fans de ce même écrivain – fous de préférence.
Ainsi, dans le cultissime Misery, l’infirmière Annie Wilkes forçait l’écrivain Paul Sheldon à ressusciter son héroïne Misery Chastain, assassinée dans son dernier roman. Les Tommyknockers exposait les dangers d’être écrivain. Dans La part des ténèbres, un pseudonyme s’arrachait d’une tombe et exigeait qu’un auteur reprenne leur «collaboration». Dans Vue imprenable sur jardin secret, un écrivain était assassiné par un personnage particulièrement vivace.
Carnets noirs se place avec délectation, subtilité et maturité dans cette veine romanesque noire cérébrale. Il raconte comment, en 1978, un homme vole et tue pour s’emparer des manuscrits de son écrivain fétiche, puis comment, trente ans plus tard, ces manuscrits sont retrouvés par un jeune garçon sur lequel la colère des dieux s’abat dès le moment où lui vient l’idée de les vendre.
Dès le premier chapitre, on sait qu’on tient entre les mains l’un des meilleurs livres de King: le face-à-face entre le vieil écrivain surpris au milieu de la nuit dans sa ferme isolée du New Hampshire et Morris Bellamy, son pâle cambrioleur-tortionnaire, dont il comprend peu à peu avec effroi et rage qu’il est moins intéressé par l’argent du coffre que par les dizaines de manuscrits qui y dorment, est parfait. Quelques pages d’ouverture tendues comme un tambourin de sorcier posent avec clarté l’enjeu existentiel: tout l’or du monde ne vaut pas Jimmy Gold, le héros culte créé par John Rothstein, icône de la littérature américaine dont la retraite a frustré des millions de fans.
Réflexion sur le pouvoir de la fiction
Carnets noirs est le deuxième volet d’une trilogie entamée avec Mr. Mercedes en 2014: on retrouve le détective Bill Hodges et son équipe, ainsi que Mr. Mercedes lui-même, qui avait foncé dans la foule avec sa voiture, et la famille d’une de ses victimes. Mais c’est à Misery que l’on pense en dévorant Carnets noirs, qui aborde, via une narration hyperefficace, une série de questions essentielles lorsqu’on est soi-même un auteur culte: jusqu’où peuvent aller les obsessions d’un fan? Au vol? Au meurtre? Si oui, doit-on craindre ses propres fans, leur amour débordant, démesuré et égoïste? Quel est le droit des lecteurs sur un personnage de fiction? A qui appartient un personnage une fois que le public se l’est approprié? Et qui a le droit de disposer des écrits posthumes d’un auteur? Le titre original du livre est Finders Keepers, que l’on pourrait traduire par «Trouver, c’est garder»… Clairement, Stephen King admire et craint tout à la fois un lecteur comme Morris, prêt à tout pour connaître la suite de l’histoire du héros auquel il s’identifie. Mais à partir de quand un bon lecteur devient-il un lecteur mauvais, excessif?
King se livre à une puissante, autant que divertissante, réflexion sur le pouvoir de la fiction: ce n’est pas l’argent qui motive les personnages, ce sont les romans inédits. Morris Bellamy tue pour les manuscrits, pas pour l’argent. Le jeune Pete fait circuler les billets très vite, sans rien garder pour lui, mais conserve le plus longtemps possible les carnets de Rothstein, dont il devient fan à son tour. Le coupable de tout le sang versé, finalement, c’est Jimmy Gold, héros de papier dont Morris Bellamy s’est persuadé qu’il n’a été créé que pour son seul usage.
Carnets noirs, à travers la figure sacrifiée de Rothstein, rend enfin hommage aux diverses incarnations du Great American Writer qui, de Philip Roth à Richard Ford en passant par Salinger, John Updike ou Thomas Pynchon, font ou ont fait œuvre de témoins universels tout en transformant la vie de milliers de lecteurs. Comme un certain Stephen King.