David Brun-Lambert
Rencontre. Figure totémique des musiques urbaines en Angleterre depuis trente ans, le Franco-Suisse évoque sa trajectoire impeccable alors que s’annonce, à Leysin, une nouvelle édition de son festival, Worldwide.
On imaginait rencontrer Gilles Peterson dans les hauts lieux de la club culture londonienne, à Shoreditch ou Camden. Ou encore aux studios de la BBC, où le DJ fait figure de loup blanc. Mais certainement pas ici, à Gland, dans le cadre solennel d’un restaurant prisé des retraités. «Ma famille vit à quelques pas, dit-il sitôt arrivé, offrant ce sourire espiègle où se devine, intact, un enthousiasme adolescent. Comme le temps est maussade depuis plusieurs jours, j’en profite pour écouter de la musique.» Sans blague? En vrai, de musique, il ne peut être question que de cela avec ce garçon de 51 ans qui, depuis trente ans déjà, s’observe comme la tête chercheuse des nouveaux sons urbains émergeant de l’Europe au Japon.
Regard bleu minéral, dégaine un rien froissée, manières franches mais cordiales, enfin un français impeccable mâtiné d’un accent so British: Gilles Peterson séduit dès l’instant où il lui est proposé de se raconter. Cet exercice, il connaît. Pour tout dire, le natif de Caen est un conteur-né. A l’instar de John Peel, DJ mythique de la BBC, ce gentleman du beat a bâti sa carrière tant sur ses dons de défricheur que sur sa capacité à dire la musique de son temps.
Timbre souple et enjoué, Gilles Moehrle (son vrai nom) rapporte alors les détails de sa trajectoire. Et, tandis qu’autour vont et viennent des serveuses apprêtées, on l’écoute en songeant que, transposées à l’écran, ses aventures feraient un sacrément bon long métrage. Et en trois actes. «J’ai grandi en Normandie entre un père zurichois et une mère française. A mes 10 ans, nous avons déménagé pour un quartier multiethnique du sud de Londres. Une fois à l’école anglaise, j’ai compris qu’il me fallait appartenir à une tribu pour survivre.»
Son obsession
Le punk en était alors à ses balbutiements. Bientôt, le paysage rock devait en être profondément bouleversé, découvrant ses esthétiques, son discours et son énergie transfigurés à coups de bruit et de laideur. Une révolution qui ne touche pas le Franco-Suisse, immergé dans un funk mutant puisé au hasard des FM pirates. «Ma découverte des radios London, Capitol ou Invicta a tout changé. Avec elles, un nouveau monde s’est ouvert à moi. La musique est alors devenue toute ma vie. Elle m’obsédait littéralement. A 12 ou 13 ans, j’y consacrais déjà mon argent de poche, mon temps, mon énergie. Surtout, à mon tour, j’ai voulu devenir un de ces types qui, le week-end, diffusaient leur musique sur les fréquences pirates.»
Fin de l’acte I: Gilles, 15 ans, crée un studio dans la cabane du jardin familial. Le matériel? Il l’achète à crédit avec un voisin. Aux platines, lecteur de cassettes et table de mix s’ajoute bientôt un transmetteur payé 70 livres sterling. Objectif: fonder sa radio pirate. «Mon père a compris combien cela était crucial pour moi. Chaque samedi, il m’accompagnait sur une colline de Londres d’où nous diffusions deux heures de mix. Durant cette même période, j’ai découvert les clubs et toute la vie qui s’y concentrait: la danse, les jolies filles, les amitiés nouvelles, la mixité raciale. Et bien entendu toujours plus de musique! M’y consacrer pleinement s’est imposé comme une totale évidence.»
Sa chance
Fondu au noir. Ouverture de l’acte II. Le Wunderkind a 16 ans. Chaque week-end, il hante les soirées, se découvre DJ dans un club gay de Croydon (sud de Londres), poursuit les destinées de sa radio perso et s’invente un pseudo. «Il n’existait qu’un seul Moehrle dans l’annuaire, se souvient-il. A cette époque, diffuser illégalement sur la FM, c’était s’exposer à de sévères sanctions. Par précaution, j’ai pris le nom de ma petite amie de l’époque.»
Peu après, Radio Invicta voit son matériel confisqué par la police. Pour cette station, pas question pour autant de cesser d’émettre. Problème: où dénicher rapidement un transmetteur? Elle contacte Gilles. Qui saisit sa chance: «Mon matos contre un show hebdomadaire.» Deal! A peine plus tard, bouille ronde, allure gauche et regard habité, GP est repéré par une antenne locale de la BBC. «Je jouais alors un mélange de jazz, de funk et de soul, tâchant de montrer notre héritage musical et son avenir.
Du jour au lendemain, à 21 ans, je me suis retrouvé à interviewer des musiciens de la stature de Wayne Shorter. Les conservateurs du jazz, eux, s’étranglaient. La nouvelle génération que j’incarnais les dérangeait. Là, j’ai compris qu’il fallait que j’étudie la musique avec sérieux et humilité. On était en 1986. Londres vibrait d’un formidable dynamisme musical. J’ai voulu également y prendre part.» A ce simple souvenir, il se marre.
Acte III, enfin. Jamiroquai et Brand New Heavies. Roni Size Reprazent, Galliano et 4 Hero. En une grosse décennie et deux labels consécutifs (Acid Jazz Records et Talkin’Loud), Gilles Peterson lance l’étiquette acid jazz, prend part à la vague drum’n’bass, ramène à la lumière des artistes injustement oubliés (Terry Callier) et multiplie les compilations inspirées. Loué comme un saint parrain des musiques urbaines, le Billy Elliot du jazz fait son entrée à Radio 1 (antenne «jeune» de la BBC) en 1998 et inaugure Worldwide, émission hebdomadaire culte dont, en Suisse, l’antenne de Couleur 3 se fait le relais.
Ainsi parvenu sur le toit du monde, ce collectionneur compulsif devenu l’une des figures musicales les plus influentes de sa génération est brusquement soumis à cette question: à présent, quel nouveau défi affronter? Défendre sa vision musicale éclectique derrière les platines des clubs internationaux. «Quand l’acid house a explosé, à la fin des années 1980, je me suis brusquement retrouvé à jouer ma vision d’un jazz rénové dans des fêtes où les danseurs voulaient de la techno, raconte-t-il. Du coup, j’ai vidé beaucoup de dancefloors! J’en ai tiré une certaine frustration. Le DJing est un art. Il m’a fallu du temps pour le maîtriser et inviter le public dans mon monde. La création de festivals a participé de cette même logique.»
Son festival
En 2006, à l’issue de dix années de collaboration avec le Montreux Jazz Festival, Gilles Peterson créait ainsi un rendez-vous estival à contre-pied des diktats d’une industrie musicale déjà déréglée. «Après mes adieux à Montreux, j’ai voulu construire un festival simple, décomplexé et inscrit dans une logique régionale, insiste-t-il. Ce fut Worldwide, à Sète, qui propose des fêtes sur la plage et des concerts intimes au Théâtre de la Mer. Et j’ai ensuite pensé qu’il serait bon de lancer une édition d’hiver selon le même mode. Leysin s’est rapidement imposé pour son cadre magnifique et son esprit cool. De plus, ma famille ne se trouve qu’à quelques heures de route.»
L’addition réglée et les tables concentrant familles ou dames aux cheveux violets contournées, on raccompagne GP sur le parvis. Un salut vite expédié et on l’entend s’excuser: «Demain, je suis de retour à Londres, alors tu comprends…» Là, le DJ des DJ s’enfonce, nonchalant, avenue du Mont-Blanc, où sa promenade quotidienne attend.
Festival Worldwide, Leysin, du 17 au 20 mars 2016. www.worldwidefestival.com.
Emission «Worldwide». www.gillespetersonworldwide.com.
Dernière compilation publiée: «Gilles Peterson Presents Sun Ra Arkestra To Those Of Earth… And Other Worlds» (Strut, 2015).