Christopher McCandless. Carine McCandless donne sa version de l’histoire de son frère, retrouvé mort en Alaska en 1992 et devenu l’icône des routards en quête du monde sauvage. Une vérité aussi intéressante que le mythe construit par Jon Krakauer et Sean Penn.
En septembre 1992, au fin fond de l’Alaska, le long de la piste Stampede, sur la rive de la rivière Sushana, un chasseur découvre le corps émacié d’un jeune homme de 24 ans couché sur une banquette d’un vieux bus utilisé comme abri par les rangers. Chris McCandless est mort, de faim et de maladie, depuis plusieurs semaines. Il avait quitté sa famille deux ans auparavant et survivait seul depuis plusieurs mois dans la nature sauvage du Grand Nord.
Touché par son histoire, le journaliste Jon Krakauer publie un long récit dans le magazine Outside en janvier 1993, puis un livre trois ans plus tard. L’un et l’autre permettent de reconstituer peu à peu les derniers mois de la vie de Chris: parti d’Atlanta, où il avait fini ses études, il s’était baladé en Arizona, en Californie et au Dakota, travaillant dans des exploitations agricoles. Lorsque sa voiture est tombée en panne, il a simplement continué à pied.
En avril 2012, il rejoint l’Alaska en auto-stop. Il est aperçu pour la dernière fois au départ de la piste Stampede par un électricien local qui, le voyant peu équipé, tente de le dissuader de continuer. Fort de ses 5 kilos de riz et de sa carabine, Chris continue. Son journal indique qu’il se nourrit de baies et de chasse, tuant même un élan le 9 juin. Après trois mois, il décide de regagner la civilisation. Mais la rivière en crue l’empêche de revenir sur ses pas.
Ses conditions de survie se dégradent. Son journal de bord, tenu durant les cent treize jours passés dans le bus, indique une dernière information, au jour 107: «Belles myrtilles». Il épingle à la porte du bus: «SOS à l’attention des visiteurs de passage. J’ai besoin de votre aide. Je suis souffrant, près de mourir et trop faible pour m’en aller. […] Au nom du ciel, je vous en prie, restez et sauvez-moi. Je suis dehors, à la recherche de baies près d’ici, et je reviendrai ce soir.»
Un lieu de pèlerinage
A la sortie du livre de Jon Krakauer, Chris McCandless devient une icône, et la photo le montrant posant, le regard lumineux, devant son bus de fortune, découverte dans son appareil photo avec d’autres films non développés, fait le tour du monde. Les routards du monde entier s’identifient à sa quête à la Walden, tout autant que les Américains idéalistes en recherche d’un monde meilleur, proche de la nature, loin des pressions du monde capitaliste. Le bus de la piste Stampede devient un lieu de pèlerinage, au risque de multiplier les accidents de randonneurs peu préparés à la survie dans la nature. Les habitants du coin, excédés, expriment leur agacement en voyant Chris devenir un modèle de vie, un héros romantique, alors qu’ils n’y voient qu’une tête brûlée stupide et inconséquente.
En 2007, Jon Krakauer aide Sean Penn à en réaliser une adaptation pour le cinéma. La même année, un documentaire signé Ron Lamothe tente de retracer son parcours. Une compétition désagréable s’engage entre les deux films, l’équipe de Sean Penn interdisant à certains témoins de la vie de Chris de parler à Ron Lamothe, Lamothe prétendant détenir seul la vérité sur la mort de Chris.
Mais voilà: Chris avait une sœur, Carine. Qui livre avec Into the Wild. L’histoire de mon frère, paru aux Etats-Unis en 2014, sa propre version. Juste avant sa parution, les parents de Carine et Chris envoient un communiqué de presse déclarant qu’il ne s’agit que de «fictions» et démentant les accusations de leur fille.
Car le livre plonge dans le passé commun de Chris et de Carine, soit leur enfance au cœur d’une famille hautement dysfonctionnelle: un père violent, une mère victime consentante incapable de protéger ses enfants, ceux-ci étant nés alors que leur père est encore marié à sa première femme, des années de double vie dans le mensonge, des humiliations au quotidien, des tentatives de séparation répétées.
Du coup, pour Carine, Chris joue le rôle du grand frère protecteur essentiel à sa survie. Elle en fait un portrait empathique: volontaire, entier, brillant, éloquent, courageux, il adore autant le sport qu’observer les animaux dans la nature, et explique à sa sœur, déjà tout gamin, que la nature, elle, ne «ment jamais», qu’elle est «pure». A 17 ans, il quitte la maison. A 18 ans, Carine fait un mariage précipité pour fuir ses parents; hélas, l’élu est un homme aussi violent que son père dont elle divorce quelques mois plus tard. En 1990, un dernier repas les réunit tous les quatre pour marquer le diplôme universitaire de Chris. Le lendemain, il prend le large, et la route pour l’ouest. Ce sera la dernière fois que sa famille le verra.
La deuxième partie du livre est consacrée à l’«après»: après la mort de Chris, après la découverte de son corps, après le voyage à Fairbanks où le médecin légiste leur remet l’urne avec ses restes, après la dispersion de ses cendres dans la baie de Chesapeake. Au moment où commencent les questions. Avec, pour seuls indices, les objets retrouvés auprès de Chris: une carabine, des jumelles, un couteau suisse, une canne à pêche, un appareil photo, des livres dont Walden ou la vie dans les bois de Thoreau et Le docteur Jivago.
Alors que ses parents se victimisent dans les médias, accusant Chris d’égoïsme, Carine, remariée, voit défiler dans le garage qu’elle tient des visiteurs bouleversés par l’histoire de Chris, ou des enseignants qui la sollicitent pour des lectures du livre de Jon Krakauer.
Le mythe est en marche, mais dans une version que Carine ne cautionne pas: celle du jeune homme à l’enfance privilégiée devenu égoïste et suicidaire, rebelle immature né de parents aimants totalement étrangers à son choix de vie. Plus les années passent, plus ses parents s’enfoncent dans le déni. Le film de Sean Penn sort, avec la voix de Carine en voix off, bel hommage à son frère mais partiel, incomplet à ses yeux.
Du coup, c’est sous le signe de Simone de Beauvoir – «Je me suis arrachée à la sécurité des certitudes par l’amour de la vérité; et la vérité m’a récompensée» – qu’elle place son récit. «Into the Wild. L’histoire de mon frère est un récit thérapeutique», évidemment. Carine livre au monde sa version de l’histoire et, ce faisant, fait peu à peu le deuil de son frère. Déconstruisant l’histoire, elle se reconstruit. La racontant une fois de plus, elle en saisit la part lumineuse, s’attache aux derniers mois de liberté et de bonheur absolus que Chris a connus, identifiant sur les dernières photos de lui un sourire qu’elle n’avait jamais vu.
L’emblème d’une nouvelle quête
Mais ce livre est bien plus que cela. Carine a très vite compris que Chris touchait profondément le public, qui s’identifie à lui, à sa quête d’une autre vie, d’une Dernière frontière où trouver sa propre voie. Du coup, son livre se lit comme le récit de la naissance d’une icône contemporaine: comment un garçon américain devient l’emblème de la nouvelle quête de l’ouest, de L’appel sauvage version XXIe siècle, et ce qu’il y a derrière – les strates de vérités, de mensonges, d’enfance volée, de souffrance et de joies.
En 2007, quinze ans après la découverte du corps sans vie de son frère, Carine visite enfin le fameux bus, photographie la chaise sur laquelle se tenait Chris, laisse au nom de chacun de ses sept demi-frères et sœurs quelques lignes dans le livre d’or déposé par les visiteurs. Elle y colle une photo d’eux tous enfants. En dessous, elle écrit: «L’amour entre frères et sœurs ne meurt jamais.»