Verdun, avec ses 300 000 morts, restera comme l’un des exemples les plus aboutis de l’aveuglement qui s’est emparé des militaires dès 1914.
Dès le 21 février, un déluge de feu s’abat sur Verdun et ses environs et ne se calmera que onze mois plus tard. La ville lorraine où se scella le partage de l’Europe entre les trois fils de Charlemagne, cette ville frontière depuis 1871, et entourée de forts quasiment désaffectés car jugés dépassés (Douaumont, Vaux, Souville), va incarner la folie humaine poussée à son paroxysme qui ravage le continent depuis deux ans. En moins d’un an, des dizaines de millions d’obus (24 rien que durant les quatre premiers mois) dévastent impitoyablement le secteur et plus de 300 000 morts le transformeront en un immense cimetière.
Cette bataille, l’une des plus terribles sans doute qui ensanglanta le front occidental durant la guerre 14-18, mérite-t-elle pour autant son titre de plus grande bataille de l’histoire? Avec celle de Stalingrad, de par la violence déployée et le nombre de victimes recensées, Verdun justifie assurément le cortège de superlatifs régulièrement ressassés lorsqu’on examine le déroulement de combats qui revêtiront rapidement une place à part dans le dispositif psychologique mis en place par les autorités françaises: malgré sa valeur stratégique mineure, Verdun devient un barrage qui doit démontrer la volonté du peuple français de ne jamais céder face à l’envahisseur. Philippe Pétain, chef des opérations depuis le renvoi du «généralissime» Joffre, sur la sellette au fil de ses échecs et désormais accusé d’avoir négligé la défense de la cité martyre, ne s’y trompe pas: toutes les divisions devront passer par les tranchées sacrées qui balafrent le paysage alentour.
Mais une question se pose, cruelle. La position militaire de Verdun est, on l’a dit, secondaire. Des combats ont certes eu lieu dans la région mais plus loin, au sud et à l’ouest de la ville: en 1915 aux Eparges, où Maurice Genevoix perd un bras; en 1918 dans l’Argonne, avec les Américains. Mais ils ne sont pas centraux. Pourquoi le chef des forces allemandes, Erich von Falkenhayn, décide-t-il dès lors de se concentrer sur ce lieu qui n’offrait guère la possibilité de se muer en base d’une offensive française?
Après la bataille, destitué de son commandement au profit de Hindenburg et muté sur le front roumain, il affirmera qu’il s’agissait d’obliger les Français à sacrifier leurs forces sur ce lieu qu’il pressentait symboliquement crucial pour son adversaire. Il voulait les «saigner». D’après certains historiens, le peu de dégâts que subira la fameuse Voie sacrée, artère vitale pour assurer le ravitaillement du front, tendrait à confirmer le témoignage du général déchu.
L’argument malgré tout, et jusqu’à aujourd’hui, peine à convaincre. Fruit d’une intuition «géniale», car les Français vont dépenser une énergie infinie pour bloquer les Allemands, ou tentative désespérée de justifier un engagement qui a en réalité gravement affaibli son propre camp? La décision de Falkenhayn aurait été consignée dans un mémorandum avant d’être validée en haut lieu. Hélas pour lui, le document n’a jamais été retrouvé. Pis, l’excuse de l’usure de l’ennemi est aussi celle utilisée, massacre après massacre, par Joffre pour justifier la succession d’offensives, toutes plus inutiles les unes que les autres, qu’il a ordonnées depuis que les soldats se sont enterrés dans des tranchées labourées par une avalanche d’obus meurtriers.
A cette aune, Verdun est d’une affligeante banalité. Pour les Français, elle a l’avantage de constituer une indiscutable victoire puisque les plans allemands ont été déjoués, au prix de sacrifices inouïs. Mais pour un succès qui confirme une réalité inexorable de cette guerre, à savoir que l’attaquant est irrémédiablement condamné à la défaite, combien de combats voués à l’échec, de part et d’autre, par des préparations d’artillerie insuffisantes, par une logistique défaillante en cas de percée, par un commandement souvent médiocre et confit dans sa vanité? La recherche récente a certes montré que les généraux des deux camps ont su s’adapter, innover, modifier leur conception de la guerre sous l’effet d’une évolution technologique en progrès constant.
Il n’empêche. Verdun est, pour les Allemands, ce qu’ont été l’Artois, la Champagne et l’Alsace en 1915, et ce que sera le Chemin des Dames en 1917: une offensive de plus, péremptoirement annoncée comme décisive, mais qui s’enlisera dans la boue et le sang des dizaines de milliers de morts plus tard. Une preuve supplémentaire aussi de l’incompétence qui régnait dans les états-majors: personne n’a jamais compris pourquoi Falkenhayn avait décidé de se focaliser sur la rive ouest de la Meuse, laissant les Français se réorganiser sur le flanc est de la rivière. La bataille était déjà perdue à ce moment.
La suite de la bataille ne pouvait tourner qu’au désastre, comme la grande offensive anglo-française de la Somme en 1916. Cette opération, sur laquelle planchait Joffre pendant que, en face, son homologue scrutait les charmes de la Lorraine, avait été conçue de manière autonome: elle aura pour tâche de soulager le front de Verdun… et deviendra une tragédie nationale pour les Anglais, fers de lance de la bataille et qui paieront cher l’héroïsme de leurs troupes irlandaises, canadiennes, australiennes. Verdun restera comme l’un des exemples les plus aboutis de l’aveuglement qui s’est emparé des militaires dès 1914, mais aussi de l’extraordinaire courage des combattants!
Retrouvez les billets d’Olivier Meuwly dans son blog Le scalpel de l’histoire.