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Le fabuleux destin d’«Adolphe», roman culte

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Jeudi, 18 Février, 2016 - 05:57

Saga. En 1816, le Lausannois Benjamin Constant publie un roman qui lance le romantisme et évoque sa liaison avec Germaine de Staël. Deux siècles plus tard, il plaît toujours. Une exposition à la BCU et un livre rendent hommage à sa postérité exceptionnelle.

Le 30 octobre 1806, Benjamin Constant, 39 ans, indique dans son journal intime avoir «commencé un roman». Divorcé d’avec Mina von Cramm, il vit depuis 1794 une passion avec Germaine de Staël. Las, mi-octobre, il est tombé amoureux de Charlotte de Hardenberg et n’ose l’avouer à Germaine. Né à Lausanne en 1767, orphelin de mère, il est citoyen français depuis l’annexion de la Suisse, en 1798, homme politique en vue et opposant déclaré à Bonaparte.

Ce roman commence donc comme l’histoire de Benjamin et Charlotte. Mais, quelques jours après, ce que Constant nomme «l’épisode d’Ellénore» prend le dessus. En quinze jours, le premier jet du roman est terminé. Il raconte l’histoire d’un jeune homme de 22 ans nommé Adolphe qui fait la cour à une belle aristocrate de 30 ans, Ellénore. Sa résistance à elle redouble son ardeur à lui. Lorsqu’elle cède, conquise, il n’est déjà plus amoureux mais se laisse aimer avec paresse. Lorsque enfin il quitte Ellénore, elle se laisse mourir de chagrin. Non sans lui écrire une lettre déchirante qui se termine par ces mots: «Faut-il donc que je meure, Adolphe? Eh bien vous serez content. […] Elle mourra, cette importune Ellénore […] que vous regardez comme un obstacle […]. Et peut-être un jour […] vous regretterez ce cœur dont vous disposiez […] et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard.»

Fin décembre, Constant en fait une lecture à Germaine, qui lui fait une scène, s’y reconnaissant. Il ne fait alors plus rien de son texte, si ce n’est quelques lectures dans des salons. En 1809, on lui propose de l’éditer. Il refuse, la rupture avec Germaine étant à peine consommée, et leur amitié précieuse. En 1816, désormais marié à Charlotte, il le confie à l’imprimeur-éditeur Colburn, à Londres. Une édition parisienne se met en route en parallèle. La presse est partagée, mais le succès est au rendez-vous et il reçoit une lettre aimable de Germaine qui lui permet d’écrire dans son journal: «Mon roman ne nous a pas brouillés.»

Une deuxième édition est imprimée la même année, témoignant de la lecture très premier degré qu’en font les lecteurs: Constant rajoute une préface qui réfute la confession personnelle. Une troisième édition suit en 1824, dans laquelle il introduit certains passages supprimés, dont quelques lignes qui évoquent la coquetterie d’Ellénore ‒ Mme de Staël est désormais morte…
Le roman est traduit en anglais dès 1816, en allemand et dans toutes les langues européennes dès 1817. Dès 1930 suivent le japonais, l’hébreu, l’arabe, jusqu’à une traduction en persan en 2009! Rien qu’en langue française, 150 éditions papier sont répertoriées. Adolphe est adapté en bande dessinée, à l’opéra, au cinéma à travers notamment une bouleversante prestation d’Isabelle Adjani pour Benoît Jacquot.

Raisons d’un succès

«C’est l’œuvre vaudoise qui a eu le plus grand rayonnement international», explique Léonard Burnand, directeur de l’Institut Benjamin Constant, à Lausanne, commissaire de l’exposition «Adolphe, postérité d’un roman», qui s’ouvre à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, et coauteur, avec son collègue Guillaume Poisson, du bel ouvrage qui complète l’exposition.

Le succès durable d’Adolphe serait une surprise pour l’auteur lui-même, pionnier de la pensée libérale moderne, qui tenait son roman pour une «petite anecdote» en regard du reste de son œuvre: des centaines de discours politiques et articles de presse, des essais sur les systèmes politiques, dont un fameux Cours de politique constitutionnelle, sur les civilisations ou sur la religion, dont un ouvrage qu’il voyait comme «l’intérêt littéraire de (sa) vie», intitulé Du polythéisme romain considéré dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne…

Les raisons du succès sont multiples. Avant tout, Adolphe est un roman psychologique, pas un roman de cape et d’épée à la Dumas ou d’aventure à la Jules Verne. En cela, il est d’une modernité absolue. Epuré, stylé, il n’a jamais rien perdu de sa pertinence, et le sens de la formule de Constant fait merveille. Adolphe, antihéros plus que héros, amoureux de l’amour plus que d’Ellénore, cérébral plus qu’homme d’action, est le contemporain de Beigbeder version L’amour dure trois ans: Adolphe fascine parce qu’on retrouve en lui nos propres faiblesses et lâchetés.

Quant aux thèmes que le roman met en scène, la passion amoureuse, ses complexités, les pressions de la société et l’incapacité de communiquer sincèrement avec l’autre, ils sont universels. Adolphe se prête du coup à des lectures multiples suivant l’époque. «A la fin du XIXe, Adolphe incarne le mal du siècle, celui de cette génération post-Révolution qui se sent inutile. Dès le XXe siècle, la mode psychocritique domine, et on le voit comme un précurseur des romans français que nous lisons aujourd’hui.»

Romantisme people

Roman people, fiction autobiographique à peine déguisée, Adolphe se fait l’écho d’une relation qui a passionné le public, celle d’un couple d’intellectuels digne de Sartre et Beauvoir. Ellénore n’est certes pas Germaine: de sept ans plus âgée qu’Adolphe, elle est aussi inspirée de la figure d’Isabelle de Charrière, avec laquelle Constant a eu, jeune homme, une relation. Pourtant, tout comme Adolphe, Constant, après avoir fait une cour passionnée à Germaine, souffre de sa possessivité et de son autoritarisme. En matière de vision de la vie et de l’amour, Adolphe, c’est lui. Qui écrit dans son journal intime au moment de commencer Adolphe: «Sot animal que je suis. Je me fais aimer des femmes que je n’aime pas. Puis tout à coup l’amour s’élève comme un tourbillon, et le résultat d’un lien que je ne voulais prendre que pour me désennuyer est le bouleversement de ma vie. Est-ce là la destinée d’un homme d’esprit?»

Mémorable, Adolphe l’est en ce qu’il annonce la grande vague romantique qui va déferler sur l’Europe. En précurseur, influencé par Germaine de Staël, dont De l’Allemagne fait circuler les idées phares du mouvement, Benjamin Constant fait le lien entre la littérature classique du XVIIIe et la bourrasque romanesque et psychologisante du XIXe dont nous sommes les héritiers directs. Le château familial de Coppet où se replie Mme de Staël, autre opposante déclarée à Bonaparte, donne le la de la pensée culturelle et politique européenne: Constant est son partenaire de discussion préféré, et Adolphe le résultat de leurs échanges autour de Rousseau, précurseur de la confession de soi.

La postérité du roman est immense et les romanciers ne cessent d’être captivés. Balzac livre en 1837 La muse du département, dont Dinah, l’héroïne, étudie Adolphe comme une bible «car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore». Sophie Gay, qui avait connu Mme de Staël, en fait une victime persécutée dans Ellénore en 1844. Le Franco-Suisse Guy de Pourtalès se découvre l’arrière-petit-neveu de Constant et livre avec Montclar sa propre éducation sentimentale marquée par l’intranquillité. On peut citer encore Stanislas d’Otremont et sa Polonaise de 1957, sous-titrée «Avertissement aux filles trop passionnées», Eve Gonin la féministe qui, en 1981, revendique Le point de vue d’Ellénore, Jacques Chessex et L’imitation en 1998, qui suit Constant à la trace, ou Ni toi ni moi de Camille Laurens en 2008, qui demande, via sa narratrice, «un droit de réponse […] au nom d’Ellénore». Adolphe lui «transmet son impuissance non pas comme une fatalité, mais comme un savoir, il me la donne pour que je la comprenne, que je la transforme, que je la dépasse».

L’amour en héritage

Et comment ne pas se souvenir de nos rires devant le film Le prénom, dans lequel Bruel s’inspire de l’Adolphe de Constant qui traîne sur la table du salon pour faire croire à sa famille qu’il va donner à son bébé le prénom de Hitler. Léonard Burnand l’assure: «Malgré cette concurrence négative, en quelque sorte, dès le milieu des années 1930, on n’observe pas de fléchissement de l’intérêt, ou de proscription. Ce sont plus des clins d’œil qu’un problème…»

Germaine meurt le 14 juillet 1817 à Paris. Elle rejoint son père et sa mère dans le mausolée familial du château de Coppet. Lui survivent ses enfants Louis et Albertine, sans doute la fille naturelle de Constant – en attesterait une même chevelure rousse –, à qui l’on doit la descendance actuelle d’Haussonville, qui possède le château.

Benjamin Constant meurt le 8 décembre 1830. Cent cinquante mille Parisiens l’accompagnent au cimetière du Père-Lachaise, lors de funérailles nationales, le 12 décembre. Charlotte, sa femme, lui survit jusqu’en 1845. Ils n’auront pas d’enfants. 

«Adolphe, postérité d’un roman». Exposition. BCU Lausanne. Jusqu’au 16 avril.
«Adolphe de Benjamin Constant. Postérité d’un roman (1816-2016)». Sous la direction de Léonard Burnand et Guillaume Poisson. Ed. Slatkine, 160 p.

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Franck Raux Photo / RMN
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