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John Kennedy, 50  ans de désir

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Jeudi, 14 Novembre, 2013 - 05:55

Il est devenu rare de trouver des gens qui vous racontent ce qu’ils faisaient au moment où on leur a dit. C’est mieux pour le journalisme: il exista longtemps une facilité commémorative consistant chaque 22 novembre en des témoignages de personnalités disant avec émotion qu’elles étaient au boulot, ou en train de faire du foot, ou à côté d’une radio, ou n’importe quoi d’autre et de très important, et puis voilà, une rumeur, bruissement, chuchotement, quelqu’un qui s’exclame: «Kennedy a été assassiné.»

Mon père était dans une réunion de chantier, à ce qu’il me confia quand j’étais môme. Il s’en souvenait comme d’un choc, tristesse morne, quelque chose volait en éclats, là-bas, à Dallas. C’était la guerre froide, il y avait eu la crise des missiles de Cuba. Cette trouille que tout finisse par sauter.

Je devais avoir 9 ans quand il nous a aidés, mon frère et moi, à confectionner une maquette. Il était architecte, il avait adoré. C’était les dix ans de l’attentat, les théories du complot étaient déjà les mêmes. Nous devions faire un exposé pour l’école, et sur un plateau de 40 centimètres de côté était reconstitué le quartier de Dallas, Dealey Plaza, le virage entre Houston Street et Elm Street. La route en papier gris sinuait et, en carton beige, le bâtiment maudit se dressait: le Texas School Book Depository, d’où Lee Harvey Oswald avait tiré trois fois. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je connais le quartier par cœur.

C’était il y a quarante ans et j’espère toujours, depuis, savoir la vérité. J’ai lu des dizaines de livres et rapports, vu des dizaines d’émissions et de films, compulsé des centaines d’articles, ausculté des milliers de photos. L’assassinat est formidable, il fonctionne en arborescence. Kennedy amène à la Mafia, on lit des livres sur la Mafia. Puis à Marilyn, torchée et malheureuse, chantant Happy Birthday dans une robe cousue sur elle, on tombe amoureux des films de Marilyn. Et puis Luther King contre le Ku Klux Klan. Et la CIA de cette ordure folingue de Hoover. Et puis Robert en campagne, une chanson de Ray Charles, Sinatra en crooner embusqué et pourvoyeur de filles. Jackie et ce parvenu fascinant d’Onassis. C’est sans fin. C’est un peu de l’histoire du siècle.

Combien de fois ai-je vu les secondes fatales du film de Zapruder? Mille fois? Dix mille fois? Je vais les revoir ces prochains jours, forcément. Elles auront la même force toujours, la même opacité. On voit tout mais on ne voit rien. C’est une leçon sur la vie et sa tragédie. Un homme est là, il salue et sourit. Et il meurt.

Depuis mes 10 ans, je pense que vais savoir, en novembre 2013. J’ai attendu tout ce temps la lumière des documents «déclassifiés». Je pensais: ce qui s’est vraiment passé à Dallas est noté dans un rapport honnête et clair, demeuré indicible et sulfureux. Mais le temps passe et l’on pourra enfin nous dire, sans passion. Je pensais: Jackie a mené sa propre enquête parallèle, avec Robert Kennedy. Là aussi, on finira par découvrir, sortant d’un coffre, entouré du terrible tailleur rose éclaboussé de sang sec et de cervelle, un porte-document en cuir à fermeture dorée, élégant et très Nouvelle-Angleterre. La Vérité. Here is the Truth. Signé Jackie.

Et puis rien. Rien n’est arrivé. Et ce sera rien jusqu’au bout. Ni maintenant, ni pour les cent ans de sa mort, ni jamais.

Alors, avant qu’on parle de John et du désir de John, et puisque c’est comme ça, je vais vous éclairer sur Dallas. Parce que je sais, moi. J’ai serré le faisceau des présomptions, à force. J’ai combiné complots, contradictions et romanesque, et je sais.

Primo, Lee Oswald était dans le coup mais n’a pas agi seul. La théorie officielle de la balle magique ne tient pas: ce projectile délirant aurait touché Kennedy dans le dos avant de ressortir par sa gorge, pris un virage vers le dos du gouverneur Connally, assis à l’avant, avant de foncer vers son poignet, traverser sa main, enfin se ficher dans sa cuisse, puis tomber quasi intact de son brancard. Qui peut croire ça? Deuzio, la balle qui fait exploser la tête de Kennedy arrive par-devant, pas par-derrière. Le président est, très logiquement, projeté en arrière sur la banquette de la Lincoln, avec sa cervelle giclant sur le coffre. Jackie hurle. Il y a d’autres tireurs.

Qui a monté le coup? La Mafia s’en est occupé, coordonnée sur place par Jack Ruby, dirigée par Sam Giancana, parrain de Chicago, secondé par Santo Trafficante, parrain de Floride, et Carlos Marcello, parrain de La Nouvelle-Orléans. Ils avaient mille raisons de le descendre (Kennedy et son frère les harcelaient, le ratage du débarquement à Cuba – leur ancien terrain de jeu – ou les attentats foireux contre Castro), et ils avaient déjà participé à des complots, en compagnie de la CIA, en Iran (1953), contre Jacobo Arbenz au Guatemala (1956), Patrice Lumumba au Zaïre (Congo alors, en 1960), Rafael Trujillo Molina (République dominicaine, 1961) ou Ngô Dinh Diem (Sud-Vietnam, 1963). Ils étaient les exécuteurs des basses œuvres. Le 22 novembre 63 ressemblait juste à un autre coup d’Etat, mais intérieur. Oui, la CIA couvrait. Oui, tout ça arrangeait le Texan Lyndon Johnson: Kennedy voulait se débarrasser de son vice-président pour l’élection de 64. Puzzle en place, pan, pan, fin de l’histoire, début de l’infini brouillage des pistes.

Mais ce n’est guère sa mort qui fascine encore, aujourd’hui. Tout au plus aura-t-elle contribué à faire de John Kennedy un destin, un climax de la violence américaine et un point de départ: l’attentat de Dallas est la matrice, la mère de toutes les théories contemporaines du complot, du Vietnam à l’Iran, de l’Irak au 11 septembre.

Car, depuis, tout aura surtout été fait pour démonter la statue de Kennedy, son glamour d’archibeau gosse, masque du réussisseur, sa «coupe de cheveux classe internationale», dixit James Ellroy. C’était un malade qui souffrait et se shootait aux médocs (à Dallas, il portait un corset pour son dos, un autre entre l’épaule et l’aine, à la suite d’une déchirure musculaire: une fille qu’il serrait de trop près l’avait fait tomber). Il fut expliqué que c’était un priapique pré-DSK qui sautait sur toutes les filles, au seul nom du plaisir (il trompa Jackie le jour de leur mariage). C’était aussi un faible, conscient de ses limites, impressionné par l’intelligence de sa femme, et il s’était lancé en politique par fidélité familiale: il s’agissait pour les Kennedy d’un «remplaçant» de Joe, le frère aîné, mort durant le second conflit mondial. Son court bilan politique est discutable: il envoie les premières troupes au Vietnam (on ne saura jamais s’il pensait revenir sur cette décision), s’embarqua dans la calamiteuse opération de la baie des Cochons à Cuba. En revanche, il fut excellent lors de la crise des missiles, donna l’impulsion du programme Apollo qui conduisit Armstrong sur la Lune en 69, ou fit à Berlin un discours fameux.

Que serait-il advenu, ensuite? Stephen King, dans son incroyable roman 22/11/63, imagine un enseignant découvrant une porte temporelle permettant de retourner en 1958. Il décide de la franchir, et d’empêcher l’assassinat de Kennedy quelques années plus tard. Puis il repasse la porte dans l’autre sens et découvre un monde dévasté: Kennedy n’a pas été réélu en 64, et son successeur a déclenché une guerre nucléaire. C’est un roman, formidable, mais ça vaut bien des enquêtes et autres analyses de politologues.

Ainsi, depuis 1963, l’Amérique espère toujours en un comeback de John. Robert assassiné, John-John décédé dans un accident, la malédiction suppose la rédemption par l’idée qu’un des nombreux descendants va faire irruption au sommet (Joe «III», petit-fils de Robert, vient d’entrer au Congrès). Côté démocrate, Kennedy demeure la référence: Clinton, puis Obama sont imprégnés de sa légende qui le fait aussi grand que Lincoln ou Roosevelt dans la psyché collective.

Son opacité et son érotisme, enfin. Le psychanalyste français Gérard Miller, qui s’est beaucoup intéressé au couple qu’il formait avec Jackie, rapproche l’éternelle avidité des foules envers Kennedy d’un concept sexuel freudien: ce désir sans fin est une façon de s’approcher du mystère de la «chambre des parents». Tous les politiciens – et ceux qui s’intéressent à la politique – sont des enfants de John et Jackie, essayant d’entrebâiller la porte.

Je crois enfin que John Kennedy devinait qu’il allait se faire descendre. Dans ses carnets personnels, on a retrouvé son poème préféré. Un texte bouleversant d’Alan Seeger, Américain qui s’était engagé comme légionnaire auprès de la France, en 1914, et qui mourut le 4 juillet 1916 dans la Somme. Le texte qu’il avait écrit s’intitule I Have a Rendezvous with Death et il se termine ainsi: «J’ai un rendez-vous avec la Mort, à minuit, dans quelque ville en flammes, quand le printemps repartira vers le Nord, cette année, et je suis fidèle à la parole donnée: je ne manquerai pas à ce rendez-vous.»

John Kennedy n’a pas été assassiné à Dallas. Il s’est sacrifié, sur l’autel de quelques promesses et fraternités espérées. Elles restent aujourd’hui belles comme une prière. Au-delà des turpitudes détestables, violences et cynismes façon American Tabloid, ou des infinies veuleries américaines que l’époque se plaît tant à souligner, cinquante années et autant de balles dans la tête ne l’ont pas effacé: ce désir d’un monde meilleur.

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Jacques Lowe / Camera Press
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