Portrait. La cinéaste, écrivain et scénariste signe sa première mise en scène de théâtre, à La Chaux-de-Fonds, en hommage à la journaliste Anna Politkovskaïa. Rencontre avec une artiste qui n’a cessé de se réinventer.
Petite fille, elle aimait ouvrir ses poupées au cutter pour explorer leurs entrailles. Elle voulait devenir chirurgien cardiaque, comprendre «pourquoi on vit, pourquoi on va mourir». C’est ce qu’elle fait aujourd’hui, une plume ou une caméra en guise de scalpel. Son nouveau projet ajoute encore une corde à l’arc de cette artiste multitalent: la mise en scène. Ce sera, dès le 12 février, Femme non-rééducable, mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa, présenté au Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds. Ce monologue de Stefano Massini est une évocation poignante du destin de la célèbre journaliste assassinée en 2006 à Moscou, connue pour ses reportages sur le conflit tchétchène, sa lutte pour les droits de l’homme et son opposition au régime de Vladimir Poutine.
N’imaginez pas que Dominique de Rivaz soit une femme grave pour autant. C’est avec des «ficelles au beurre» qu’elle nous accueille à la gare de La Chaux-de-Fonds. Direction l’atelier Inter-du-Mitan, une salle de répétition de théâtre située dans le beau parc Gallet.
Les chantepleures
Autour d’un poêle à pellets bien chaud, nous faisons un sort au petit-déjeuner impromptu, qui se prolongera en soupe miso et en pois chiches au piment. Il est à l’image de Dominique de Rivaz, de ses passions, de sa façon de travailler et de voyager: généreux, curieux de tout, gourmand.
Née en 1953 d’un père valaisan et d’une mère d’origine italienne, Dominique de Rivaz a grandi à Berne. Elle vit aujourd’hui à Berlin avec son époux, un médecin, ancien camarade de l’école française de Berne. Elle s’est fait connaître dès 1978 par un premier film montrant un touriste se grattant les fesses en admirant la Zytglogge de Berne. Ces quelques images documentaires «culottées» lui valurent d’être sélectionnée pour La course autour du monde, un jeu télévisé pour jeunes reporters diffusé par les télévisions francophones publiques. Après six mois de tour du monde, elle a travaillé comme attachée de presse au CICR, puis dirigé le département photo de L’Hebdo. Avant de devenir cinéaste, scénariste, écrivaine, journaliste pour la radio et aujourd’hui metteuse en scène.
La conversation roule autour de Dieu, des frères Bogdanov, du big bang, de la Russie et des arrosoirs, sa nouvelle passion. A ce propos, Dominique de Rivaz signe un livre de photographies au kitsch assumé, Le petit peuple des chantepleures, coédité par Noir sur Blanc et Till Schaap, qui paraîtra le 15 avril prochain. «Les arrosoirs vivent à notre insu, de manière discrète, la même vie que nous. Ils se suicident en se noyant dans les fontaines, ils se mettent en couple, ils enfantent de petits arrosoirs…» C’est une constante chez elle. Dans le foisonnement de son œuvre à la fois macabre et joyeuse, on reconnaît cette même exploration de la maternité contrariée.
Érotique et macabre
Son premier court métrage, Aélia en 1986, mêlait mort, sacré et érotisme. Dans une église, une jeune femme tombait amoureuse d’un gisant et se livrait à lui… Neuf ans plus tard, son second court métrage, Le jour du bain, commençait par le deuil d’un enfant. Tourné en Ukraine en noir et blanc, il ressemble à un film russe des années 50: même cadrage, mêmes silences, même densité. Après avoir été l’assistante du cinéaste tadjik Bakhtiar Khudojnazarov, ainsi que des Suisses Alain Tanner et Jacqueline Veuve, de Rivaz surprend en 2003 par un premier long métrage en costume qui lui vaut un scandale et un Prix du cinéma suisse.
C’est Mein Name ist Bach, ou L’offrande musicale, récit captivant de la rencontre entre Bach et Frédéric II. Jürgen Vogel y campe un Frédéric II félin et fêlé. Vadim Glowna un Bach gai et retors. Le premier plan montre un bébé mort dans un bocal de formol et tout le film est travaillé, en sourdine, par la question de la paternité. Bach dira: «La famille passe mais la musique reste.» Le drame de Frédéric II, homosexuel, sera de ne pas avoir d’enfants. On peine à comprendre aujourd’hui les critiques parfois haineuses qui ont accueilli ce beau film à l’époque.
Ruth Dreifuss, alors ministre de la Culture, avait décidé de soutenir le projet, recalé par une commission d’experts. La Confédération avait accordé un demi-million de francs et la profession avait parlé de népotisme. Il était alors de bon ton d’étriller le cinéma de Dominique de Rivaz.
Son second long métrage, Luftbusiness, ou L’homme riche, en fera les frais. Si le film ne fonctionne pas toujours, c’est une œuvre si atypique, si personnelle qu’on aurait tort de l’évacuer trop rapidement. A la fois baroque et réaliste, il critique le consumérisme d’un monde qui a évacué toute vie spirituelle. Trois grands enfants perdus mettent aux enchères leur enfance, leurs futures années de vie, ou leur âme. «Je ne connais pas d’autres artistes qui travaillent dans des domaines si différents, avec leurs tripes, commente la monteuse Prune Jaillet, qui a passé trois mois à travailler avec Dominique de Rivaz sur son troisième long métrage, l’intimiste et ethnographique Elégie pour un phare, en 2013.
Elle fait les films dont elle a envie, indépendamment des conventions, du marché, des genres, des modes.» Cette Elégie conduit Dominique de Rivaz sur les rivages de la mer Blanche, en Russie, à Choïna. Elle part vivre en terre hostile pour faire le deuil du père, au pied d’un phare définitivement éteint. Tout un symbole. «Mon père aurait voulu mener une vie artistique. Mais, pour vivre, il est devenu directeur de la Banque nationale, au siège de Berne. Il a publié des livres magnifiques sur l’art dans les billets de banque.» Pour être vue par ce père, pour vivre dans la lumière de ce phare, ne fallait-il pas devenir artiste?
Aurores Boréales
De Lausanne, je téléphone à Alexeï Chichélov, dernier gardien du phare aujourd’hui désaffecté, à Choïna, sur le 67e parallèle, au-delà du cercle polaire. Russophone, la traductrice et éditrice lausannoise Fanny Mossière a accepté de jouer les interprètes. Il fait moins 25 degrés; la nuit polaire est traversée d’aurores boréales. Alexeï Chichélov raconte comment il a vu, un jour, débarquer la courageuse Suissesse avec sa caméra. «C’est la seule femme étrangère que j’ai jamais vue à Choïna. Elle vivait seule et se chauffait elle-même. Nous étions en août, mais il fait déjà froid à Choïna… Elle a forcé le respect des habitants.» Le gardien lui avait prêté sa propre maison. «Elle n’a pas posé tellement de questions. Elle observait comment les gens vivaient et s’orientait seule. Elle nous avait simplement expliqué que le paysage ici lui rappelait son père.»
En parallèle aux films, Dominique de Rivaz a investi la littérature. Son premier roman, Douchinka (Petite âme), dresse le portrait d’une Russie postapocalyptique. Elle y explore sa fascination pour les corps, s’inspirant du travail de l’anatomiste allemand Gunther von Hagens. Son monologue pour le théâtre, Tache, se terminait par l’évocation d’un fœtus flottant dans une machine à laver le linge… Suivra La poussette, histoire d’une femme qui tue un bébé par inadvertance. Et qui se retrouve dans l’incapacité d’être mère. Son meilleur roman.
On le voit, l’œuvre de Dominique de Rivaz forme une triangulation entre son amour pour la Russie, sa passion pour le cinéma et sa quête spirituelle. Au centre de ce triangle, comme une synthèse indépassable, on trouve le cinéaste Tarkovski. Ces passions se mêlent, se répondent… Elle voulait tourner l’an passé un documentaire sur un ermite, en Géorgie, mais le film a été tué dans l’œuf par la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe.
Fécondité créatrice
Convertie à la religion orthodoxe, elle se dit pourtant «non croyante». Ce qui la fascine, ce sont peut-être les icônes. Le cinéma comme art sacré. Il y a trente ans déjà, elle partait sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, pour écrire un scénario sur un amour impossible. Anne-Hélène Darbellay, son amie d’enfance, l’avait accompagnée. Cette dernière se souvient qu’elles lisaient et déclamaient Le Cid tout en marchant. Attirant un jour l’attention d’un clochard qui jaillit d’un champ de maïs et suivit les deux amies jusqu’à Saint-Jacques. Egalement artiste, Anne-Hélène a longtemps été la première lectrice de Dominique. «Artistiquement, c’est un électron libre. Si on ne peut la rattacher à aucune école, je la vois comme une héritière de Corinna Bille, une autre Valaisanne fascinée par la Russie, les contes, les légendes et le mysticisme.»
A l’état civil, Dominique de Rivaz n’a pas d’enfants. Deux fois marraine, elle parle parfois de ses œuvres comme de ses enfants. «Les films sont les enfants des réalisateurs, acquiesce Prune Jaillet. En tant que monteuse, je suis une accoucheuse et je les accompagne.»
Pour cette première incursion au théâtre, l’accoucheuse a pour nom Dominique Bourquin. La comédienne, riche d’une expérience de quarante ans, guide les premiers pas de son amie. «Je lui ai demandé: «Tu n’aurais pas un rôle de vieille, pour moi, au cinéma?» et elle m’a proposé un monologue de 40 pages au théâtre!» confie la comédienne. «Il faut monter ce texte sur la vie d’Anna Politkovskaïa, ce qu’il dit est important. C’est un vilain mot, mais je n’en trouve pas d’autre: c’est une battante. Elle ne renie jamais ses fragilités. Et cela lui réussit. Je n’ai jamais vu une tournée de théâtre s’organiser si vite! Dominique a su garder intact son enthousiasme à travers les années.» Son enthousiasme de petite fille.
«Femme non-rééducable, mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa». Texte de Stefano Massini, mise en scène de Dominique de Rivaz. Avec Dominique Bourquin.
La Chaux-de-Fonds, Théâtre populaire romand, Beau-Site, du 12 au 14 février. Puis en tournée au Théâtre du Pommier, à Neuchâtel, à La Grange de Dorigny, à Lausanne, au Théâtre du Galpon, à Genève, au Petithéâtre, à Sion, à la Fondation Jan Michalski, à Montricher, au Théâtre des Osses, à Givisiez, puis au Zytglogge-Theater, à Berne.
Les dates sont sur le site: www.tpr.ch