Camille Lavoix
Reportage. De Cali à Bogotá, le pays se redécouvre à travers une génération de jeunes cinéastes mettant en scène son identité, sa mémoire et son passé avec une saisissante force créative. Immersion dans ce bouillonnement culturel plébiscité par les jurys des festivals internationaux.
Au Festival de Cannes, les flashs crépitent sur le tapis rouge, plus agressifs que la pluie diluvienne qui s’abat sur l’Amazonie. L’acteur principal d’El abrazo de la serpiente (L’étreinte du serpent) n’avait jamais joué, ni mis les pieds dans la capitale colombienne. Encore moins entendu parler de Cannes dans sa communauté indigène. C’était compter sans l’obsession du réalisateur Ciro Guerra, 32 ans, bien décidé à montrer le «poumon du monde», cette jungle que les propres Colombiens méconnaissent.
La pugnacité, César Acevedo connaît aussi. 28 ans, des années à tenir un câble ou une lumière pour quelques pesos. Son premier film, La tierra y la sombra (La terre et l’ombre), récolte une moisson de prix. Lui aussi entend montrer sa Colombie, celle des paysans empoisonnés par les champs de canne à sucre. Une Colombie qui se redécouvre à travers une nouvelle génération de cinéastes trentenaires, amis depuis les bancs de la fac et qui s’étaient donné rendez-vous il y a dix ans.
La tierra y la sombra est le premier film colombien à être triplement primé à Cannes: la Caméra d’or, le prix SACD et Révélation France 4. Quant à El abrazo de la serpiente, sacré meilleur film de la Quinzaine des réalisateurs, il vient d’être nommé aux oscars. ¿Qué pasa? Les récompenses pleuvent pour les Colombiens, inconnus au bataillon de la mappemonde cinéphile. Dans quelle marmite sont-ils tombés? Celle de l’amitié, pour commencer.
Avec pour décor une école vaguement aménagée et collée à un ancien stade, la joyeuse troupe a pris des cours assise sur la pelouse du campus. Entre les graffitis révolutionnaires de l’université publique et les imposantes collines de Bogotá, ils se sont promis de faire des films, des vrais, en s’entraidant. «C’était comme dire qu’on voulait être cosmonautes», assure Ciro. «On avait à peine accès à une caméra, on apprenait surtout l’histoire de l’art et l’esprit critique», confirme Cristina Gallego, son ancienne camarade idéaliste, désormais productrice et compagne.
Les murs décrépits de l’école sont recouverts d’affiches de Fellini et de Godard. Dernier arrivé au panthéon des étudiants: le poster du premier film de Ciro, La sombra del caminante (2004). Réalisé entre copains, ce tout premier succès a inspiré toute la troupe de Bogotá et bien au-delà. César se souvient encore de la conférence qu’était venu donner Ciro à sa fac de Cali: «C’était très fort, ce mec était jeune et avait réussi à faire ce film avec sa bande de potes.»
Avec 20 années sonnantes et trébuchantes au compteur, le groupe de Bogotá crée Le Tricycle. L’idée: apprendre à tourner comme des grands, ensemble, contrairement à la génération précédente qui s’était mis des bâtons dans les roues. «En Colombie, on ne prononce pas le mot syndicat, les leaders sont blacklistés voire tués. Même notre petite association était vue comme subversive», regrette Diana Bustamante, qui était de la partie au Tricycle. Productrice de La tierra y la sombra, elle est restée la grande copine de Cristina et n’a pas hésité à relire le scénario d’El abrazo de la serpiente.
Les deux femmes partagent le même producteur exécutif, Miguel Zanguña, qui a fini le tournage en Amazonie un samedi pour repartir dans les cannes à sucre le lundi. A peine le temps de se changer pour celui qui refuse l’étiquette de cinéphile. «J’ai raté un module de mon cursus d’ingénieur électronique et j’ai essayé le ciné pour m’occuper le temps du rattrapage. J’ai surtout été emballé par l’esprit du groupe.» Il n’en est jamais reparti et, même si la médiathèque de leur école a toujours plus de VHS que de DVD sur les étagères, le retard technique n’a pas été un handicap, compensé par l’expérience de terrain.
César aussi vient de l’université publique et a étudié le journalisme avant de tomber dans le grand bain du cinéma. Originaire de Cali, il est héritier malgré lui de Caliwood, ce groupe mythique et inséparable qui «apprenait, partageait, créait, baisait» dans une ambiance rock’n’roll de 1971 à 1991, selon le documentaire de Luis Ospina. Luis a été le premier professeur de cinéma de l’Université de Cali. Pourtant, la passation de savoir-faire s’est congelée durant presque vingt ans, prisonnière de l’extrême violence du narcotrafic, de la guérilla et des paramilitaires. A Cali comme à Bogotá, la glace se brise et laisse place à un bouillonnement de culture, «comme l’Espagne après Franco, libérée de sa chape de plomb», analyse Antoine Sebire, ancien attaché audiovisuel de l’ambassade de France à Bogotá. Une renaissance aussi profondément liée à une grande réforme.
Derrière la réforme: une femme, Claudia Triana de Vargas. «Pour convaincre le président et démontrer que ce n’était pas une idée de hippies, nous avons fait des études prouvant que promouvoir le cinéma aurait un impact positif sur l’économie du pays.» Ainsi naquit la loi du cinéma, en 2003, avec un principe simple: une partie du ticket de cinéma finance la production de films colombiens.
La Colombie revient de loin, souligne Claudia Triana de Vargas. «Il a déjà fallu créer un Ministère de la culture en 1997, nous n’en avions pas! Et les résultats sont là: avant 2003, deux films colombiens sortaient par an, cette année, il y en a 36.»
Relation spéciale à la terre
A travers les Saisons culturelles, la France organisera un événement dédié à ce pays «en plein essor, dans un moment particulier de son histoire» pour développer des partenariats stratégiques, explique Anne Louyot, commissaire de la Saison 2017, consacrée à un échange France-Colombie. «Il y aura des rétrospectives en France pour apprécier l’incroyable créativité de cette nouvelle génération colombienne.» Puis des acteurs de l’industrie cinématographique française iront en Colombie, et pas seulement à Bogotá.
Car, grâce à ces nouveaux financements, les jeunes réalisateurs colombiens peuvent enfin s’attaquer aux thèmes qui leur tiennent à cœur, loin de la capitale: «Dans notre pays, la plupart des conflits viennent de la terre», avance César. Il ne s’agit pas que du déplacement des populations, expulsées tour à tour par les narcotrafiquants et la guérilla, mais aussi de «l’attachement, la relation spéciale à la terre des Colombiens». Dans son film, une vieille dame s’entête à rester dans sa ferme, étouffée entre les cendres des cannes à sucre brûlées avant d’être coupées à la machette.
William Vega et César ont étudié à l’Université de Cali. William y est resté, il enseigne désormais aux nouvelles générations. «Il demeure très difficile de vivre de nos films à Cali, mais cela génère une transmission très forte, car nous les produisons depuis l’université, avec les élèves et la marque de notre région», explique-t-il. Rubén Mendoza, 34 ans, a lui aussi été repéré à Cannes pour son film La cerca et vient d’un petit village de la région de Boyacá, à plus de 200 km de la capitale. Pour lui, «il n’y a pas de cinéma colombien, car il y a 50 Colombie». Selon Rubén, «tous les 50 km nous sommes étrangers, il y a 82 langues dans le pays. L’altitude détermine un climat et une terre totalement différents, comme notre essence poétique.»
Quant à Ciro, il insiste: «Nous avons besoin de récupérer notre identité, notre mémoire, notre passé occulte et couvert de mensonges.» Pour ce faire, il est allé tourner au cœur de l’Amazonie, le premier à s’y risquer depuis trente ans. Son personnage principal, un chaman, partage ses savoirs ancestraux et le respect pour les éléments avec deux scientifiques occidentaux. «Il y a urgence, conclut César, il faut éviter l’indifférence provoquée par tant de conflits et récupérer l’émotion.»
Chacun dans son style, les deux hommes ont réussi à conquérir les jurys internationaux. En revanche, l’opération séduction de leur propre public, les spectateurs colombiens, est une autre paire de manches. «Huitante pour cent des films viennent de Hollywood, les entrées nationales ne représentent que 5%», avance Claudia Triana de Vargas. Tous les espoirs sont permis. La terre et l’ombre n’a totalisé que 55 000 entrées mais sa productrice, Diana, avait parié sur 8000! Quant à Claudia, elle assure que le sujet de la circulation est la nouvelle «obsession» du Fonds pour le développement du cinéma qui étudie actuellement divers modèles pour éduquer le public au grand écran. «Beaucoup de Colombiens rêvent de vivre à Miami. Il faudrait commencer par récupérer l’amour pour notre pays», dit-elle.
Et cette «aliénation» – comme dit Ciro – vient de loin. Dans le musée de Caliwood, on présente avec fierté le premier film tourné à Cali en 1899, quelques années à peine après celui des frères Lumière. Mais on admet aussi que tous les superbes projecteurs exposés viennent des Etats-Unis. Point de made in Colombia. Les Colombiens aisés en ramenaient de leurs vacances à Miami et les délaissaient faute de savoir s’en servir.
Aujourd’hui, c’est Carlos Santiago qui les manie avec dévotion pour que les visiteurs du musée fassent l’expérience de quelques pellicules projetées à l’ancienne. Il confie avoir abandonné son activité d’assistant du curé pour un nouveau culte, celui du cinéma.
Les lieux des cinéphiles
Découvrir des productions expérimentales, communautaires ou humanitaires, déguster un bon vieux court métrage local dans des lieux originaux, nos coups de cœur à Bogotá et à Cali.
A Bogotá
Cinema Paraíso (photo) Sans doute le plus joli cinéma de la capitale, spécialisé dans les films d’auteur et d’avant-garde. On profite d’un bon film confortablement installé dans des sièges molletonnés de velours rouge. Sur les petites tables en bois, des cocktails et en-cas apparaissent au gré du ballet discret des serveurs. L’occasion de visiter le quartier colonial d’Usaquén, l’ancien village indépendant de Bogotá qui a gardé son charme presque champêtre, et ses haciendas (reconverties en centres commerciaux) construites au XIXe siècle après l’expulsion des indigènes qui vivaient là.
www.cinemaparaiso.com.co
Calle 120A 5-69
Tonalá Un concept venu du Mexique, Tonalá est un cinéma alternatif mais aussi un café-restaurant, un espace de théâtre, d’art, de stand-up et d’ateliers créatifs. Associé au Bogoshorts, le festival de courts métrages qui fait vibrer Bogotá depuis dix ans, Tonalá projette gratuitement des courts métrages chaque mardi, et la fête se prolonge dans la nuit, entre DJ, cinéphiles et équipes de production.
www.cinetonala.co
Carrera 6 #35-37
La Cinemateca A la croisée entre le centre culturel et le cinéma alternatif, la Cinemateca est une institution nichée au cœur de la rue No 7, l’une des plus bouillonnantes de Bogotá. Il s’y passe toujours quelque chose! La mission de la Cinemateca est de présenter le meilleur du cinéma en mettant l’accent sur les productions expérimentales, communautaires et humanistes. A découvrir derrière les rideaux pourpres et le logo vintage du lieu.
www.cinematecadistrital.gov.co
Carrera 7 #22-79
A Cali
Caliwood Ce petit musée a ouvert ses portes en 2008 à la suite de l’initiative privée d’Hugo Suárez Fiat. Alors qu’il retapait une voiture de collection, un vieux projecteur a fait son apparition à l’atelier. Puis deux, trois, et aujourd’hui Hugo en a une centaine et les expose au musée. La visite est l’occasion de voir quelques courts métrages d’époque dans une minisalle et d’observer Carlos Santiago manier les appareils de collection. Les deux personnages se sont enamourés du cinéma national sur le tard, grâce à la nouvelle génération, et n’en transmettent que mieux leur enthousiasme.
www.caliwood.com.co
Avenida Belalcázar (Cra 2a oeste) #5A-55