Rencontre. Désormais figure incontournable de la scène littéraire française, le quadragénaire plonge avec «La renverse» dans un fait divers politique qui détruit une famille de banlieue.
Alex Beaupain chante «En quarantaine» dans ce café entre Pigalle et Montmartre. Olivier Adam tend l’oreille. Il l’écoutait en boucle en écrivant son dernier roman, La renverse. «Je suis en plein dans ces interrogations de quadra. Je suis fils, je suis père, j’ai choisi une vie… Cela ouvre encore davantage de questions que cela n’en résout.»
A 41 ans, après dix ans de Bretagne, il est revenu à Paris voici un an et demi avec femme et enfants, soit Karine Reysset, écrivaine elle aussi, leur fille de 13 ans et leur fils de 7. «Ce sont eux qui ont choisi le quartier. Enfin, surtout ma fille. J’étais prêt à revenir, après ma fuite loin de Paris… J’avais fui un milieu, mon mal-être.» Il se trimbale un front immanquablement soucieux et d’invraisemblables yeux verts sortis tout droit de l’océan. Ligne parfaite, ventre plat: il n’a pas repris un kilo des vingt perdus en Bretagne.
A l’adolescence, il a un jour arrêté de se nourrir, tombant dans l’anorexie. S’il réapprend ensuite à manger auprès de sa future femme, une amie de lycée puis d’université, il double de poids les années suivantes, pesant jusqu’à 110 kilos. «La Bretagne m’a rééquilibré. Un jour, j’écrirai sur la nourriture. En revenant à Paris, j’ai trouvé une ville obsédée par la nourriture. Ma rue, dans le XVIIIe arrondissement, la rue des Martyrs, est caricaturale. Une rue devient bobo de nos jours non pas à cause de boutiques de fringues ou de déco, mais à cause des échoppes de nourriture, de fromage, de saumon fumé, de thé. On est obsédés par ce qu’on ingurgite. C’est paradoxal, vu la crise qu’on traverse.»
Après Peine perdue en 2014, qui racontait l’agression d’une gloire locale du football dans une station balnéaire, après Les lisières en 2012, qui suivait le retour d’un homme quitté par sa femme dans sa ville natale de province, il publie La renverse, son douzième livre en quinze ans. La renverse, roman puissant et singulier, narre les conséquences d’un scandale, mêlant sexe et politique, sur une famille dont la mère se retrouve accusée à la fois d’être la maîtresse du député-maire et d’avoir participé avec lui à une soirée fine où de jeunes femmes ont été violées.
Mêlant l’intime et le social, La renverse, raconté par l’un des fils de la famille, ado au moment du drame, brasse la famille et son degré de toxicité, l’humiliation sociale, la résilience. «Je voulais écrire sur la manière dont certains gestes ont un impact sur toute la vie, comme dans Canada, le roman de Richard Ford, où des parents bien sous tous rapports commettent un stupide braquage qui fait exploser leur famille. Et sur le sentiment d’impunité qui règne en France lors d’affaires politiques. DSK disait ne pas se rendre compte qu’il pouvait être poursuivi. Il y a un endroit où le pouvoir, l’humiliation, l’impunité se lient.»
La fuite, encore et toujours
Le roman s’ouvre dix ans après les faits. Le narrateur, qui refait doucement sa vie au bord de l’océan dans une librairie, apprend par le journal la mort du politicien à l’origine du scandale. Il n’a revu ni son frère, parti au Canada, ni ses parents depuis l’affaire. Il se rend à l’enterrement, les aperçoit de loin, les suit, mais ne leur parle pas. Le roman se clôt sans que rien soit résolu: Laetitia, la fille du maire, disparue après une aventure avec Antoine, ne réapparaît pas. L’affaire elle-même n’est jamais résolue, et on ne saura pas si la mère d’Antoine est coupable ou non des turpitudes dont on l’accuse. Seule issue: la fuite, encore et toujours, loin des lieux de crime, de la famille et du lieu de naissance.
La renverse est, en ce sens, un roman qui porte à son apogée les obsessions qui poursuivent son auteur depuis son premier roman: la fuite comme réponse aux questions existentielles, la vie de province et ses coulisses hypocrites, les apparences que l’on maintient à tout prix, la tentation du retour sur les lieux de l’enfance en quête de réponses, la famille et ses névroses, la filiation et les droits ou devoirs afférents, ce qui différencie la vie de la survie.
La renverse s’est longtemps appelé dans la tête d’Olivier Adam «A la renverse». Et puis il a biffé le «A», heureux de la métaphore faisant allusion à cette période entre deux marées durant laquelle le courant devient nul, à ce moment où le ciel change et permet l’inversion de la lumière, entre brume et soleil.
Fils d’un employé de banque dans l’Essonne, les faits ne lui sont pas arrivés à lui, mais à une «connaissance». «J’ai vu les dégâts que peut causer ce genre d’affaire, où l’intimité d’une famille est révélée au grand jour. C’est difficile à vivre comme adolescent. Je me suis demandé comment on s’en remettait, avec son lot de non-dits qui s’entassent.» La famille n’est clairement pas ici le lieu du réconfort. «En tant que père, c’est une grande interrogation chez moi. Malgré moi, qu’est-ce que je crée chez mes enfants? Quels manques? Les parents sont occupés à soigner leurs propres blessures; du coup, cela crée des manques chez les enfants. Comment en sortir? Chez moi, on ne disait rien. Du coup, j’écris. Je ne sais pas si c’est mieux mais c’est ce que je peux faire.»
Comme dans Les lisières ou Je vais bien, ne t’en fais pas, l’intime et le social sont étroitement liés dans La renverse. «Ce sont les deux jambes de la fiction comme de l’autobiographie. Je me sens proche de gens comme Pierre Bourdieu, Didier Eribon ou Annie Ernaux.»
A la fin, Antoine quitte la France, part rejoindre son frère au Canada. Olivier Adam aussi a beaucoup fui. «J’ai passé ma vie à fuir. La banlieue, la petite classe moyenne de mes parents. Et puis le milieu littéraire parisien. Puis la Bretagne. Je suis parti parce qu’il fallait que je me planque, parce qu’il fallait que j’établisse de la distance avec moi-même. Je ne me sens pas attaché à l’endroit d’où je viens.»
Du coup, il écrit pour savoir pourquoi il fuit, et comprendre s’il appartient à quelque part. «Ma position est celle de l’écrivain. Je suis en marge, j’observe et j’écris. C’est seulement dans ces moments que je ne me sens pas flottant. Cela a pris du temps mais maintenant, cela me convient et je l’accepte.»
Un succès si fragile
Une carrière rapide: après des études de gestion d’entreprises culturelles à Paris, il travaille comme consultant pour conseiller des collectivités locales dans leur politique culturelle, participe à la création des Correspondances de Manosque en 1999 puis collabore aux Editions du Rouergue. Dès son troisième roman, Poids léger, en 2002, et l’achat des droits par le cinéaste Jean-Pierre Améris, il peut se consacrer entièrement à l’écriture. Suivent quatre autres adaptations à l’écran: A l’abri de rien en 2007 par le même Améris, Je vais bien, ne t’en fais pas par Philippe Lioret, Des vents contraires en 2011 par Jalil Lespert, la nouvelle Nouvel An, issue du recueil Passer l’hiver, en 2014 par Aurélia Barbet. «Je suis heureux mais privilégié. Ma femme fait le même métier que moi, chaque jour, avec le même besoin de reconnaissance. Mais elle vient de sortir un livre, L’ombre de nous-mêmes, dans un silence assourdissant. Il n’y a rien de plus fragile que le succès.»
Alex Beaupain termine sa chanson. «Nous voici sur leur trace / Sans avoir pris leur place / En quarantaine / Mis de côté / Les capitaines / N’ont rien laissé / Sans avoir rien compris / Brusquement nous voici / En quarantaine / Il se fait tard / Des capitaines / Sans drakkar.»
«Ma génération a toujours été dénigrée par la génération 68 qui est au pouvoir aujourd’hui. Pour la droite, nous n’étions pas moraux. Pour la gauche, on n’avait pas de conscience politique. Maintenant, on nous traite avec condescendance de «bobos». Il a fallu le Bataclan pour qu’on trouve à cette génération, dont je suis une queue de comète, des vertus soudaines.» Dans les yeux d’Olivier, les nuages de la colère.