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Opéra: «Evviva Verdi, Evviva Nucci!»

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Jeudi, 21 Janvier, 2016 - 05:59

En ce début d’année à la Scala de Milan , Leo Nucci chante Rigoletto pour la quatre-centième fois au moins. Dans un moment de ferveur, le public manifeste envers le baryton italien autant d’admiration que de reconnaissance. Un moment magique, apprécie Charles Poncet.

La Scala, dimanche 17 janvier 2016. Le baryton italien Leo Nucci chante Rigoletto pour la quatre-centième fois au moins. Dire que Nucci joue Rigoletto relèverait de l’euphémisme: il est Rigoletto, bouffon bossu et pathétique. Sa fille adorée et secrète, Gilda, sera séduite par le duc de Mantoue, un libertin cynique dont elle s’éprend imprudemment jusqu’à l’invraisemblable dénouement tragique, qui voit Rigoletto prostré sur le corps sans vie de Gilda, invoquant la malédiction dont un autre père outragé le frappa pour l’avoir tourné en dérision.

Nucci est né en 1942. Sa voix est celle d’un septuagénaire, on sent par moments que la puissance – le «coffre» comme on disait jadis – lui manque et le rôle en exige assurément, mais son admirable jeu, la légère claudication dont il affecte son pied gauche, l’apparente maladresse qu’il donne au mouvement de ses bras, son désarroi quand il confie Gilda à une gouvernante dont il craint la malhonnêteté et qui, bien sûr, se laissera corrompre par le duc, l’art consommé enfin avec lequel il écoute les autres personnages font que, dès son entrée en scène, on ne voit que lui.

A ses côtés, Gilda a la finesse et la beauté de Nadine Sierra, soprano américaine, étonnante elle aussi de justesse et d’émotion – on dit que Verdi aurait eu pour modèle l’Agnès de L’école des femmes, empruntant non point à Victor Hugo mais à Molière, cette femme-enfant que Rigoletto protège de tout, mais dont la virginité tendre et naïve ne résistera pas aux assauts du libertin.

Bien qu’affirmant sans fausse modestie quelque connaissance de l’opéra italien – affaire de chromosomes sans doute... – je n’ai jamais vu un public, même italien, réagir de cette manière: Nucci et Sierra terminent à peine le duo célèbre du deuxième acte où Rigoletto crie vengeance («Vendetta, tremenda vendetta») alors qu’elle le supplie d’épargner son amant. Au lieu des applaudissements attendus, une sorte de grondement s’empare du loggione – nous dirions le poulailler ou le paradis, tout en haut de la salle: les places populaires où s’entassent, souvent jeunes d’ailleurs, les vrais passionnés de Verdi – et cette vague déferle vers le parterre, charriant un mélange d’adoration, d’enthousiasme et même de folie.

Une deuxième vague suit, plus puissante encore que la première: le public s’est emparé de l’œuvre, il ne s’arrêtera pas, il en veut plus. Un peu surpris tout de même, le maestro Nicola Luisotti, que même son passage à Naples après San Francisco n’avait sans doute guère préparé à la force du loggione, choisit la seule solution possible: il leur fait faire un bis, événement rarissime à l’opéra.

Nucci et Sierra reprennent brièvement l’air sur le devant de la scène et une indicible ferveur, faite de passion, d’admiration et, disons-le, d’amour s’empare de la salle: le public sent bien que Nucci est en fin de parcours, ce sont quarante années de bonheur dont il lui sait gré et il ne veut pas que s’achève ce moment magique. L’auditoire se lève, les gens hurlent «Bravi! Evviva Verdi»; Nucci plie un genou à terre, tend les bras vers le public en une sorte d’offrande qui remercie de l’ovation, ce qui bien sûr en déclenche dix autres. L’émotion est incroyable: j’ai pour voisins au premier rang du parterre deux avocats milanais et non des moindres, capables de plaider froidement le pire des assassinats, mais dire que l’un d’eux a les larmes aux yeux serait une litote: ses larmes coulent à flots et il s’en défend maladroitement par un frottement de manche, en faisant semblant de nettoyer ses lunettes...

Un rang entier de touristes chinois derrière nous, contraints de se lever eux aussi pour l’ovation à Nucci, regardent, perplexes, ces Italiens qui communient avec leur musique, avec ce prodigieux compositeur, symbole d’un Etat naissant – «Viva V.E.R.D.I» en graffiti de l’époque, c’était aussi Viva Vittorio Emmanuele Ré d’Italia – et d’une Italie sur les fonts baptismaux, dont pourtant, ils seront demain les premiers à maudire l’impécuniosité, l’indolence et la corruption.
 

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