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David Bowie: Microsouvenirs d’un vendeur de microsillons

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Jeudi, 14 Janvier, 2016 - 05:59

L’homme invisible. Témoignage à la première petite personne du David Bowie au quotidien, alors qu’il vivait à Lausanne. Un Anglais aimable que personne ne reconnaissait. Ou presque.

C’est la stratégie Yoko Ono. Ramener la couverture à soi en profitant des autres. Peu après l’annonce de la disparition de David Bowie, l’ex-épouse de John Lennon n’a pas failli à sa réputation de harpie opportuniste. Elle a traficoté une ancienne photographie où, sur l’originale, elle était éloignée de David Bowie. Or, sur l’image postée l’autre jour sur Twitter, merci Photo-shop, elle était toute proche lui.

Ainsi vont beaucoup de témoignages sur l’artiste disparu. «Nous étions amis», «Il m’a dit que», «Nous avons mangé cela», et autres fanfaronnades extraites du manuel de Yoko Ono.

Cette précaution posée, donc en connaissance de cause, permettez-moi de vous raconter ma propre vie avec David Bowie. Pardon, les quelques très rares fois où j’ai pu l’approcher et échanger quelques mots avec lui.

«C’est David Bôôwiiiieeeuh!!!»

Dans les années 80, j’étais un étudiant attardé à l’Université de Lausanne. J’avais quelques petits jobs, dont celui de vendeur auxiliaire de disques au magasin Sapri Shop, à Lausanne toujours. Une caverne pleine de vinyles, cassettes, bientôt CD. Mais Hermann, le patron à la fois bourru et chaleureux avec ceux qui l’aimaient bien, avait horreur des CD. Les clients fidèles dénichaient des raretés country, rock, punk, new wave ou électroniques dans les bacs classés avec une discipline alémanique. D’autres passionnés de musique passaient de temps à autre. Dont David Bowie, qui habitait alors sur les hauts de la ville. Il se passait alors quelque chose d’extraordinaire. Personne, ou presque, ne le reconnaissait. Il avait en général une casquette, un chapeau, une tenue grise passe-partout. Il prenait son temps pour pianoter sur les bacs, comme on le faisait alors avec les vinyles, extrayant un 33-tours à l’occasion. L’artiste déambulait avec calme dans le magasin, parmi d’autres clients qui ne se doutaient de rien. Ou faisaient mine de ne se douter de rien. La retenue protestante est ce qu’elle est.

A une seule reprise, David Bowie a été démasqué. Et de quelle manière. Un gros hard-rocker huileux a levé le nez de son bac, regardé la star, ouvert la bouche, mis douze secondes à réaliser ce qui lui arrivait avant de glapir à voix forte, avec un monstre accent vaudois: «Maaaais c’est David Bôôwiiiieeeuh!!!»

Silence consterné dans le Sapri Shop. David Bowie n’a pas bronché ni levé la tête. Epouvanté par sa propre saillie, le hard-rocker s’est fait soudain très petit. Moi, derrière la caisse, je ne bougeais pas non plus d’un poil, redoutant une réaction de colère de l’un des musiciens les plus admirés de la planète. Il ne s’est rien passé. Au bout d’un moment, David Bowie s’est dirigé vers le comptoir avec ses disques, avant de me signer un chèque au nom de David Jones. Et à l’entête d’une grande banque (depuis lors disparue) de la place Saint-François.

Le chat du Cheshire

Mes rares conversations avec lui étaient toujours brèves et polies. Une fois, je lui ai raconté que j’étais rentré la veille de Paris, où j’avais assisté à un concert de Big Country. «Je suis allé exprès à Paris pour voir le groupe», je lui ai dit, comme s’il s’agissait d’un exploit dans les tranchées de 14-18. Et de faire le panégyrique du rock celtique, toutes guitares dehors, à la U2 et tutti quanti. Lui m’écoutait avec un sourire indéfinissable, comme celui du chat d’Alice au pays des merveilles. Je ne savais pas s’il me trouvait pathétique ou s’il mesurait, une fois encore, à quel point le rock peut engendrer des réactions passionnelles chez les fans. Mais il m’a soudain demandé un disque de Big Country et l’a acheté. Si fier, le vendeur auxiliaire.

Passons sur le jour où il m’a piqué mon stylo (rongé à son sommet, quelle honte), l’a empoché avant de s’apercevoir de sa bévue sur le seuil du magasin et de me le rendre en disant, avec un exquis accent anglais: «Mmmm, I think it’s yours.» Vous voyez, je vous l’ai racontée quand même. Sainte Yoko Ono, protégez-moi.

Un autre jour, j’ai aperçu David Bowie au premier étage – rayon des livres en anglais – de la librairie Payot, qui se trouvait alors au pied de la rue de Bourg. Il avait une casquette à la Andy Capp, une veste informe et ne cessait de renifler à coups secs. Un vrai Cockney de la banlieue sud de Londres. Là encore, personne ne s’avisait de sa présence.

Cet artiste immense était un paradoxe ambulant: il avançait masqué lorsqu’il était à visage découvert. Le roi des apparences, le démiurge aux personnalités multiples était au quotidien l’homme invisible. Sur scène, son visage était un écran qui recevait tous les fantasmes. Mais quel était ce visage blanc, hors projection? N’importe qui, tout le monde, chacun d’entre nous. Une porte close sur un secret bien gardé. Sans fard, l’ancien mime restait mimétique pour mieux se fondre dans la foule.

On parle beaucoup, à l’heure des hommages, de l’artiste caméléon. Mais, les pigments au repos, un caméléon reste reconnaissable. David Bowie, au repos, était méconnaissable. Il était le négatif de son image positive, celle qui baignait en pleine lumière. Sans doute un indice supplémentaire de son art d’enchanteur-prestidigitateur. Une vie comme un tour de passe-passe. Etre un autre, jusqu’au bout.

Qui étiez-vous, monsieur Bowie?

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