Texte de David Brun-Lambert
Hommage. Après avoir profondément bouleversé les codes de la pop, l’idole s’est engagée dans un curieux processus d’effacement progressif. Jusqu’à l’éclipse.
Le 8 janvier 2016 se révélait Blackstar, vingt-cinquième album studio signé David Bowie. Un disque sombre et ramassé dans lequel l’artiste, retranché de toute vie publique depuis une décennie, s’affichait encore en créateur incisif. Secoués, on attendait la suite, tablant même sur un retour de l’Anglais sur scène. Puis vint ce tweet de Duncan Jones, fils de David, découvert un 11 janvier au matin: «Tellement désolé et triste de dire que c’est vrai.» De ces mots, s’attarder sur le dernier. Brut, assourdissant. Parce que inaccordable avec l’image bâtie par un artiste qui, son œuvre durant, refusa toute limitation entre réel et fiction.
Mars 2015. Au cœur d’une Philharmonie de Paris flambant neuve, on découvrait David Bowie Is, exposition inaugurée deux ans plus tôt au Victoria & Albert Museum de Londres. Pour promesse de cet événement itinérant précédemment montré à São Paulo ou à Chicago (et depuis à Melbourne et à Groningue): percer à jour au gré de 157 m3 de «matériels» la construction graduelle d’un héraut pop devenu «peau du monde». La trajectoire de Bowie s’y contait bien sûr dans le détail. Mais en creux, c’était d’un autre itinéraire qu’il s’agissait: celui d’un gamin issu de la classe moyenne londonienne et qui, à l’adolescence, se promit de devenir un jour une star, échoua en étant lui-même et parvint finalement à son but en devenant un autre. Jusqu’à disparaître.
Dans cette suite d’espaces où s’offrait une interminable collection de costumes autrefois portés par l’artiste, une phrase frappait le visiteur d’emblée: «David Bowie is all around us.» Comprendre: moins un «artiste» qu’un «principe». Moins le Doppelgänger postgenre imaginé par le marionnettiste David Robert Jones (son vrai nom) qu’une «grammaire pop commune». Moins une suite de masques contradictoires qu’une «expérience poétique», comme l’écrit le philosophe anglais Simon Critchley. Depuis Space Oddity (1969), ainsi, à chacun de voir ce qu’il désire en Bowie. De là son impact déterminant sur la pop culture passée et présente.
«Quand j’étais David Jones»
Pour amorce d’un mythe soigneusement construit, deux dates: le 22 janvier 1972, d’abord, quand le journaliste du Melody Maker, Michael Watts, rencontre Bowie dans les bureaux londoniens du label RCA sur Regent Street. Echange cordial autour de la publication programmée en juin de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, album concept contant les aventures d’une rock star extraterrestre et… bisexuelle. Là, Michael Watts s’étrangle. Et son invité d’enfoncer le clou: «Je suis gay et l’ai toujours été, même quand j’étais David Jones.» Aussitôt relayée dans une Angleterre qui, jusqu’en 1967, pénalisait sévèrement l’homosexualité masculine, cette seule déclaration change brusquement le cours de la pop. Après elle, l’orientation sexuelle d’un artiste devient part intégrante de son image publique. Mais, curieusement, personne alors pour s’attarder sur la combinaison étrange qui conclut cette provocation: «Même quand j’étais David Jones…»
A 25 ans et quatre albums derrière lui, dont le tortueux The Man Who Sold the World (1970), le gamin de Brixton vient d’amorcer un processus artistique dont on ne devait évaluer l’ambition qu’une décennie après: s’effacer. Littéralement.
Le 6 juillet 1972, ensuite. A 19 h 25 exactement, dissimulé sous les jours de l’alien Ziggy Stardust, Jones/Bowie pénètre sur le plateau de l’émission de BBC One Top of the Pops en combinaison multicolore sur corps androgyne. Arborant platform boots impossibles, chevelure orange pétard et guitare bleu nuit, l’alien interprète Starman. Derrière leur écran, 14 millions de téléspectateurs assistent à la naissance de la première pop star postmoderne. Et, à 20 heures précises, des milliers d’adolescents britanniques méditent KO sur une révélation d’une ampleur considérable – comparable au choc qu’Elvis avait, quinze ans plus tôt, fait subir aux teenagers américains: on peut éprouver une autre manière d’exister (depuis, une loi d’airain de la pop). Après ça, «nous voulions tous être des stars du rock, écrit le journaliste anglais Dylan Jones. Ce moment de grâce sauta en pleine lumière, comme un bouchon de champagne. Nous l’ignorions à l’époque, mais il s’inscrirait presque immédiatement dans le patrimoine du folklore adolescent.»
«Rien»
Soudainement devenu un «messie bisexuel du beat, un étrange hybride de cosmonaute androgyne, d’Elvis gigolo et de reine du rock’n’roll à paillettes», d’après Dylan Jones, l’artiste met son plan à exécution selon une stratégie méticuleuse: suicider publiquement Ziggy Stardust le 3 juillet 1973 sur la scène du Hammersmith Odeon de Londres et s’engager dans un processus de distanciation où les personnages naissent et s’effondrent, où les masques se multiplient, puis s’abandonnent. Ainsi, en l’espace d’une grosse décennie, les figures d’Aladdin Sane (1973), de Halloween Jack (Diamond Dogs, 1974), du Thin White Duke (Station to Station, 1976) ou celle du play-boy naze de Let’s Dance (1983) vont chacune traduire les singularités de leur temps et graduellement altérer l’identité de leur auteur, ce David Robert Jones, qui naît un 8 janvier 1947 au sud de Londres, mais dont, alors que s’ouvrent les années 1980, on ne sait finalement plus rien.
«Rien», justement, l’ambition totale d’une démarche conceptuelle radicale seulement comparable à la dissolution de l’art d’un Marcel Duchamp dans le jeu d’échecs. «Mais un rien éminemment mobile et massivement créatif, capable d’engendrer de nouvelles illusions et de créer de nouvelles formes», écrit Dylan Jones. Devenu cet innovateur insaisissable et paradoxal, à la fois ubique et prodigieusement absent, l’auteur de Heroes accompagne la course du XXe siècle finissant en «brouillant les distinctions entre l’expérience vécue et ses versions fictives», selon Simon Critchley. Jusqu’à finalement parvenir à incarner son temps sans plus l’habiter.
Lazare
Alors, où l’approcher? Durant l’expo David Bowie Is, on le cherchait dans les détails minuscules offerts au regard. Car un peu de David R. Jones se trouvait bel et bien là, dissimulé dans des textes manuscrits à l’écriture ronde et appliquée d’abord, puis se faisant bientôt turbulente et compulsive. Puisqu’on le devinait à travers une pleine valise de livres, une huile évoquant Edvard Munch et représentant Iggy Pop dans un parc allemand, à travers les fragments délaissés d’un cut-up «burroughsien» et les cartes froissées du jeu Oblique Strategies (sous-titré «Plus de cent dilemmes qui en valent la peine»). Ou encore dans les contours d’une machine génératrice de «mots aléatoires» un jour offerte par Brian Eno, auteur des textures synthétiques de la Trilogie. Ainsi, c’est à travers ces vides et flottements qu’on se convainquait de dépasser le mystère David Jones. Mais si peu…
L’album The Next Day attendait alors d’être savouré, mettant fin en quatorze titres à un silence new-yorkais obstiné de dix années. Bowie y chante l’oubli et l’effacement du passé. Evoque une renaissance dans la peau d’un autre, loin d’ici, ailleurs. Pour le reste: aucune chair livrée. Zéro promo. Pas d’apparition publique ni de concerts programmés. Et pas plus pour Blackstar publié le jour des 69 ans de l’Absent. Qui alors pour le deviner? En quarante minutes seulement, entre new wave hiémale et jazz à l’avant-garde, Bowie y achève un effacement progressif entamé quarante-quatre ans plus tôt. Pour salut, le clip étouffant de Lazarus où le chanteur apparaît sous les draps d’un lit d’hôpital. «Levez les yeux, je suis au paradis» («Look up here, I’m in heaven»), chante-t-il, rédigeant bientôt fiévreusement une lettre qui pourrait bien être un testament. Puis, à reculons, visage douloureux, on l’observe se réfugier au creux d’une armoire massive dont il referme finalement les battants. On croit d’abord à une nouvelle énigme lancée. Mais rien de cela, en fait. David Robert Jones vient de parachever son œuvre et, pour de bon cette fois, disparaît.
A lire:
«Bowie, philosophie intime». De Simon Critchley. Editions La Découverte, 2015.
«L’ovni Bowie». De Dylan Jones. Ed. Rivages, 2015.