Destins. L’éditrice et écrivaine Maren Sell publie «L’histoire», soit celle vécue par elle avec Yann Andréa, le dernier amant de Marguerite Duras. Une fable qui célèbre le mariage absolu de la littérature et de la passion amoureuse.
Maren Sell rencontre Yann Andréa en 1998 au Café de Flore, à Paris. Maren Sell est alors l’auteure de trois romans et elle dirige pour Fayard les Editions Pauvert. Yann Andréa porte encore le deuil de Marguerite Duras, dont il a été l’amant, la muse, le chauffeur, le secrétaire, le compagnon pendant seize ans, entre l’été 1980 et le 3 mars 1996, date de la mort de l’auteure de L’amant ou de Hiroshima mon amour. Le veuf de Marguerite est seul, il transpire, perdu dans une extase intérieure, raconte-t-elle, mais Maren tombe en fascination.
En février 1999, Maren propose à Yann d’écrire un livre sur son histoire avec Duras. Chaque matin, il vient chez elle, rue de Lille, à cinq minutes de la chambre que Duras lui a laissée en face de leur ancien appartement, rue Saint-Benoît. Il raconte tout à Maren, son abnégation, l’agonie, l’absence insupportable qui fait de lui une quasi-épave. Maren qui enregistre, consigne. C’est en écoutant Yann parler de son amour pour Duras que son amour à elle s’ouvre alors, racontera-t-elle plus tard.
Accoucheuse
Yann s’enferme alors dans le bureau de Maren et écrit Cet amour-là. C’est un succès de librairie, lectrices et journalistes adorent Yann, Josée Dayan adapte le livre à l’écran. Maren l’accompagne partout, le regarde faire le beau devant les bourgeoises qui le prennent pour un gigolo haut de gamme, l’emmène dans sa maison des bords de Seine. A son mari, elle dit qu’elle doit vivre cette histoire folle. Yann la fuit, la réclame, ne respecte aucun code, la laisse en plan dans les dîners, la rend folle, la laisse lui faire l’amour alors qu’il passe ses nuits dans des backrooms avec des hommes. En 2000, Yann publie Ainsi, un flot de prose poétique qui raconte déjà leur histoire, avec Maren, ce que personne ne comprend. Ainsi est un échec. Yann devient odieux, grossit, la pousse au désespoir. Elle n’arrive pas à le quitter. Le quitte.
En 2002, elle force la porte de la chambre dans laquelle il s’autodétruit. Elle lui propose d’écrire à nouveau. Plusieurs fois par semaine, il griffonne quelques pages au bar du Bedford, dans le VIIIe, devant une vodka orange, et les dépose, dans une enveloppe, sous le paillasson de chez Maren. De son côté, elle noircit les pages d’un carnet et couche leur «22 mois de passion» sur le papier.
Un jour, le livre est terminé. Elle l’amène à Yann qui commente: «L’histoire est un texte qui existe, qui se lit – très violent, très vrai – qui vous appartient totalement. C’est vous, Maren, qui le faites exister de A à Z.» Elle le donne à lire à son mari, à sa fille, qui a assisté à toute l’histoire, «pour la beauté du geste, dans le respect de leur amour et de la vérité». Ils décident de laisser le texte dans un tiroir, pour le moment.
Yann meurt
Et puis le mari de Maren meurt, en 2012. Et puis le 10 juillet 2014, le corps sans vie de Yann est trouvé dans sa chambre de la rue Saint-Benoît. La sœur de Yann découvre le manuscrit. Se souvient que son frère voulait qu’il existe. Maren Sell, avec l’accord de ses enfants, le publie aujourd’hui chez Pauvert, revenant en tant qu’auteure dans la maison qu’elle a dirigée.
Le résultat est un texte brûlant mais paradoxalement aussi frais qu’un buisson de roses intact après un incendie. Les lettres-poèmes de Yann, lancinantes, brèves, durassiennes, scrutent son impuissance créatrice, son mal-être – «On ne sait pas comment faire, faire en sorte de prolonger ce temps à peine dans le temps», ou encore: «Oui, on croit ça, et ainsi on demande un stylo et un carnet, et on y va, des mots alignés, encore, jusqu’à la fin des feuillets blancs, ne pas s’arrêter, y aller, ne pas s’occuper de l’histoire, non, y aller, y tenir malgré tout, sans se soucier de l’enchaînement, du point final…» Les phrases mélancoliques de Yann ponctuent le récit impétueux, poignant, brusque, solaire, franc, presque revendicateur, d’une Maren tout à la fois héroïne et victime de l’amour, de Yann, de sa passion pour l’amour et pour la littérature amoureuse.
L’histoire s’inscrit dans la lignée de M. D. (Minuit, 1983), texte de Yann Andréa sur Duras, des deux récits de Duras qui font de Yann Andréa un personnage de roman, L’homme atlantique et Yann Andréa Steiner (1982 et 1992), ainsi que du posthume C’est tout, signé Duras, mais fait de la compilation de paroles recueillies par Yann tout à la fin de la vie de Duras, mêlant ainsi vie, amour et écriture en une osmose et une confusion littéralement jouissives.
Le corps d’une femme
Maren Sell n’a «pas peur» de livrer cette histoire au public. «C’est une merveilleuse histoire d’amour. C’est un dévoilement, et certains ne vont pas comprendre. Mais c’est aussi une tentative pour moi de comprendre ce que j’ai vécu alors. Je me suis perdue et mes proches ont été d’une grande patience. Je ne regrette rien. Les sentiments que j’éprouve pour Yann sont éternels. J’ai une grande croyance en l’amour.»
Editrice, Maren Sell a fondé et dirigé son propre label de 1986 à 1992, puis de 2004 à 2007, dans le giron du groupe Libella de Vera Michalski, avant de travailler comme éditrice au sein du même groupe. Pour elle, Yann Andréa était un écrivain. «Je l’ai aidé à accoucher de Cet amour-là mais, ensuite, c’est son livre. L’écriture était au centre de son existence. ll a mal vécu l’échec du deuxième livre. Mais il était aussi dans l’impuissance d’écrire, ce qui le rendait malheureux.»
A lui qui était homosexuel, elle a montré «la vie du corps, la sensualité. Il était drôle, ironique, mystérieux, mais il ne savait pas qu’un corps pouvait être aimant.» D’ailleurs, s’il voulait que ce livre soit publié, c’est qu’il voulait que l’on sache «qu’il pouvait aimer une autre femme que Duras».
Entre Maren et Yann, ou au-dessus, il y a Marguerite Duras, forcément. Duras, que Maren n’a rencontrée que deux fois mais qu’elle révérait, qui lui a ouvert les portes de la langue française, elle, l’Allemande qui a fui son pays et son héritage historique toxique en 1968 pour adopter la France et sa culture libertaire. «Si j’ai voulu sauver Yann, c’est pour elle. Je pense qu’elle ne voulait pas qu’il meure, même si Yann aurait voulu mourir avec elle. L’écriture est ce qui nous a reliés du début à la fin. C’est vrai, aimer Yann me rapprochait de Duras. J’ai vécu ma fascination pour elle à travers lui.» Maren aime Yann qui aime Duras: cette constellation amoureuse alimente le culte de celle dont on marquera les vingt ans de la mort le 3 mars prochain.
Maren Sell passe désormais plusieurs mois de l’année à Pondichéry, en Inde, pays dont elle est tombée amoureuse en 1987 alors qu’elle cherchait à adopter un enfant. Son fils adoptif, Tibétain, devenu grand, s’est marié juste après Noël. Elle est heureuse d’avoir retrouvé l’amour de la langue allemande, qu’elle a fuie si longtemps. Elle vient de retrouver l’album de poésie de ses 16 ans. Parmi les citations recopiées, celle d’Antigone: «Je ne suis pas née pour partager la haine, mais l’amour.» «Je suis restée fidèle, complètement.» La dernière fois qu’elle a vu Yann, un an avant sa mort, il était seul au Flore. Quinze jours avant, sa sœur a tenté de lui parler. A travers la porte, il lui a lancé qu’il n’avait besoin de rien. «C’est peut-être vrai, finalement. Mais c’est terrible de mourir seul, comme lui.»
A la fin du Dernier amant, un livre publié en 1994 qui raconte la fascination d’une femme pour le jeune ami de sa fille, Maren Sell écrit: «L’amour sans cesse nous attire. Il ne faut pas craindre. Il y a cette lumière.»