Pas de deux. Le BBL ressuscite «Le mandarin merveilleux». Au moment de sa création en 1992, jamais le chorégraphe n’a été aussi triste. Histoire d’une création hantée des fantômes d’amour.
Alexandre Demidoff
Serait-ce la mort? En ce mois de novembre 1992, Maurice Béjart marche dans les rues de Lausanne à petits pas, comme un général après la débâcle. Jorge Donn, son danseur de feu, son ami radieux, s’étiole dans une chambre d’hôpital. Ses jours s’émiettent. Et l’artiste ne sait comment enrayer le sablier. Il répète à la Salle Métropole Le mandarin merveilleux, cette pantomime suintant le musc que Béla Bartók conçoit en 1918 au moment où les canons se taisent enfin. La répétition finit et le chorégraphe saute dans un taxi, direction la Clinique Cecil. Il ne pense qu’à Jorge, à leur première rencontre à Buenos Aires, à l’obstination de ce garçon timide qu’il ne veut d’abord pas retenir dans sa compagnie, à ces pièces qu’il finira par construire pour lui.
En cet automne où Donn s’en va, le Métropole et ses fantômes de cinéma sont un îlot protégé, le rivage où apprivoiser l’inéluctable, où brouiller les cartes de la fatalité. Maurice Béjart vient de ressusciter Sissi l’impératrice avec Sylvie Guillem. Et il enchaîne avec Le mandarin. Il n’a jamais autant travaillé, non pour conjurer le chagrin – comment pourrait-il? – mais pour en extraire une fièvre. Cette histoire, il la raconte dans La vie de qui? – Mémoires 2, qu’il publie en 1996, dix-huit ans après Un instant dans la vie d’autrui. Il écrit ceci: «Donn mourait et ma compagnie devait vivre. Je créais comme si la création avait un quelconque pouvoir sur la mort. J’accumulais des créations pour protéger Donn de la mort.»
Mausolée aux amants
Maurice Béjart fait face, donc. A la loi de l’économie qui l’oblige à redimensionner sa compagnie – qui passe de 60 à 30 danseurs. A la blessure d’un chagrin. Le mandarin merveilleux est un opium de premier choix. Il se sent chaviré par la musique de Béla Bartók, ces violons qui mènent la charge, ces cuivres qui repoussent l’assaut, ces discordances qui font écho à l’époque. Cette modernité des années 20, qui est celle d’un Bartók comme d’un Bertolt Brecht, fouille le corps social et ses bas-fonds.
On n’imagine plus aujourd’hui la force de ce geste. En 1926, Le mandarin est programmé au Théâtre de Cologne. Mais le maire de la ville, Konrad Adenauer, en suspend les représentations. Les raisons de la censure? Le sujet est jugé immoral. En scène, un essaim de voyous se sert d’une courtisane stellaire pour appâter le bourgeois, le dévaliser et le trucider. Mais voici qu’un mandarin passe. Il est fait d’une autre étoffe, d’un autre désir; il aspire à une félicité sans nom et il résiste aux brigands.
Dans l’ombre de la Salle Métropole, Maurice Béjart construit son Mandarin en pensant à Fritz Lang et à M le maudit (1931). Il le raconte ainsi, toujours dans La vie de qui?: «Je lisais des livres sur Fritz Lang, j’apprenais qu’il avait tourné M le maudit dans un ancien hangar à zeppelins et aussitôt mon vieux cinéma devenait à mes yeux un hangar à zeppelins… Le décor et les lumières, l’ambiance du ballet, les effets d’éclairage, les costumes évoquaient un univers des bas-fonds de la Mittel-europa qu’avaient connue à la fois Lang et Bartók.»
La touche Béjart, c’est le noir et blanc des films de sa jeunesse. C’est surtout l’ambiguïté sexuelle de la prostituée, un travesti joué alors par Koen Onzia – Gil Roman jouait le mandarin. Le lundi 30 novembre, Donn rend les armes. L’hiver tombe comme le glas sur la ville. Le lendemain, Maurice Béjart fait ajouter dans le programme du spectacle une photographie de Donn, ainsi qu’un mot où il célèbre son génie. Le mandarin de Bartók-Béjart possède ce supplément d’âme: c’est un mausolée aux amants.
«Le mandarin merveilleux, Piaf & Tombées de la dernière pluie». Lausanne, Théâtre de Beaulieu.
Du 16 au 20 décembre. Complet.
«La gaîté parisienne». Opéra de Lausanne.
Du 17 au 24 janvier 2016. www.opera-lausanne.ch