Interview. La saga imaginée par George Lucas se dote d’un septième épisode. Pour le professeur Alain Boillat, elle est symptomatique du primat accordé à des univers plutôt qu’à des récits.
Propos recueillis par stéphane gobbo
Que l’on s’intéresse ou nonà l’épique saga de science-fiction Star Wars, mise sur orbite au milieu des années 70 par George Lucas, impossible d’ignorer le fait qu’elle est devenue l’une des franchises les plus cultes de l’histoire du cinéma. Dix ans après une deuxième trilogie en forme de préquelle (épisodes I à III), plus de trois décennies après trois films qui restent les préférés des fans (épisodes IV à VI), un nouveau chapitre dont on ne sait à peu près rien s’apprête à être dévoilé. Et, dans la foulée, à exploser le box-office mondial. Comment interpréter un tel succès? Le point avec le professeur Alain Boillat.
Le succès colossal de la saga «Star Wars», dont le premier film est sorti en 1977, peut-il s’expliquer par le fait que George Lucas n’a fait qu’habilement recycler des éléments issus des folklores gréco-romains, médiévaux et chrétiens?
Dans les années 70, Lucas a bien saisi le besoin d’un retour à des films très grand public à voir en famille dans les supermarchés, lieu d’achat des produits dérivés. Des films qui renouent avec l’esprit des serials des années 30, tout en l’adaptant à des effets spéciaux high-tech, et qui entretiennent une nostalgie, une intemporalité, permettant d’éviter de manière décomplexée toute référence aux facteurs de la crise sociale qui bouleversait les Etats-Unis depuis la décennie précédente: guerre du Vietnam, contestation féministe, luttes antiracistes, notamment. Par ailleurs, le choix d’une science-fiction enjouée, bien loin de la dystopie de son film THX-1138, intervint fort à propos comme un pseudo-renouvellement des thématiques d’un genre classique en voie de disparition, le western.
Lucas a inventé le merchandising et les produits dérivés, ce que vous décrivez dans votre ouvrage «Star Wars, un monde en expansion» 1. A quel point ce qui entoure la saga a-t-il contribué à en faire le phénomène qu’elle est devenue?
La compagnie de Lucas n’a pas à proprement parler «inventé» ce type de merchandising lié aux jouets, une série de films comme La planète des singes représente un précurseur notable. Mais elle lui a donné une ampleur sans précédent. La vente massive d’objets manufacturés renvoyant aux films et le marché de déclinaisons médiatiques, en particulier les comics puis les jeux vidéo, permet d’extraire les productions cinématographiques de l’événement ponctuel que constitue leur sortie en salle pour les faire exister dans la durée, et assurer un relais vers une nouvelle génération. Sans le succès financier des figurines produites au milieu des années 90 après un arrêt de près de dix ans, il n’est pas certain que la deuxième trilogie de Stars Wars aurait vu le jour. Il ne fait nul doute qu’aujourd’hui le merchandising est premier par rapport aux films.
Afin de combler les vides dans un récit monstre qui se déroule sur plusieurs décennies dans une vaste galaxie, Lucas a développé des séries de dessins animés, bandes dessinées, romans et autres jeux vidéo. On a l’impression que l’expansion que vous évoquez est illimitée, que «Star Wars» est un «work in progress» qui pourrait durer indéfiniment…
C’est sans doute le potentiel narratif relativement peu exploité par la trilogie de 1977-1983, dont la structure narrative est très linéaire et dépouillée, voire répétitive d’un épisode à l’autre, qui a appelé de tels prolongements au sein du monde préalablement fixé; l’imaginaire de romanciers, dessinateurs et scénaristes a ainsi pu s’exercer librement. A notre époque de l’exploitation extrême des franchises, les proliférations de Star Wars sont en effet a priori infinies, il n’y a pas de raison pour que Disney (qui a racheté les droits de la franchise et est producteur du nouvel épisode, ndlr) laisse en paix cette poule aux œufs d’or.
A entendre les fans parler de la saga, il semble qu’ils aiment plus l’univers «Star Wars» que les films eux-mêmes. Comme si ceux-ci n’étaient pas le plus important…
C’est ce qui fait l’intérêt de ce phénomène: certes les films constituent des points de départ, mais ils ont tôt fait de laisser la place aux virtualités qu’ils permettent. En ce sens, Star Wars est emblématique du primat accordé aujourd’hui dans la culture populaire à des univers plutôt qu’à des récits, comme j’ai essayé de le montrer dans mon ouvrage Cinéma, machine à mondes2.
On commente d’ailleurs plus l’importance de l’univers «Star Wars» dans l’histoire de la culture populaire que dans celle du cinéma. Dans le fond, que valent véritablement les deux premières trilogies?
Car si la première a marqué son temps, la seconde est cinématographiquement plus faible, et souffre par exemple de la comparaison avec celle du «Seigneur des anneaux», sortie durant la même période…
Il est vrai que les seuls ouvrages qui considèrent ces films comme des jalons soit s’inscrivent dans une optique promotionnelle, soit s’intéressent plus généralement aux genres populaires ou aux exploits technologiques. Si l’on s’intéresse aux films eux-mêmes, on est confronté à un tel jeu de pastiche et de recyclage que toute approche esthétique en vient à porter plus largement sur la culture de masse. Je dirai volontiers que plus Lucas lui-même se tient à distance de la réalisation, meilleurs sont les films: la trilogie la plus récente est par conséquent la moins convaincante, d’autant que l’obsolescence des effets numériques est rapide.
A titre personnel, quel épisode préférez-vous?
Sans conteste le cinquième, L’Empire contre-attaque: l’attaque de la base rebelle, l’épisode de la grotte sur Dagobah et l’affrontement père-fils au-dessus du vide en sont les moments les plus construits. Sur un plan scénaristique, le troisième, La revanche des Sith, qui est le second épisode à ce jour à s’achever sur autre chose qu’un happy end, me plaît aussi: il possède quelques fulgurances visuelles et rythmiques, comme Padmé et Anakin contemplant chacun le même paysage urbain en un moment de basculement.
Qu’attendez-vous de l’épisode VII, réalisé par J. J. Abrams et objet de tous les fantasmes depuis la première bande-annonce, dévoilée il y a une année? Peut-on espérer autre chose qu’un film ultraréférentiel destiné avant tout aux fans? Est-ce que «Star Wars» peut être réinventé?
Star Wars peut être réinventé, mais je doute qu’il le soit sous l’égide de Disney. Les investissements au cinéma sont trop importants pour que l’on puisse attendre les renouvellements envisageables dans d’autres moyens d’expression. Abrams devrait pouvoir donner toutefois une plus grande plasticité au monde de Star Wars, un dynamisme différent de celui d’un film de guerre des années 40, et les contributeurs de ce film ont de toute évidence envie, d’après les bandes-annonces, d’éviter au niveau des représentations les stéréotypes dominants que Lucas se plaisait à reconduire; c’est peut-être paradoxalement sous Disney que l’infantilisation sera la moins grande. On peut notamment se réjouir de découvrir comment le film continuera de thématiser à l’intérieur de son récit le transfert générationnel qui le fonde, et comment il inscrira en tant que proche passé les événements d’une trilogie plus que trentenaire. Car ce qui est peut-être le plus passionnant aujourd’hui dans Star Wars, c’est la manière dont la temporalité vécue par les personnages rencontre celle du public.
1 «Star Wars, un monde en expansion».
D’Alain Boillat. Ed. ActuSF, coll. Maison d’ailleurs, 2014.
2 «Cinéma, machine à mondes».
D’Alain Boillat. Ed. Georg, coll. Emprise de vue, 2014.
«Star Wars épisode VII: Le réveil de la Force».
De J. J. Abrams. Avec Harrison Ford, Carrie Fisher, Daisy Ridley, Oscar Isaac et Mark Hamill.
Etats-Unis, 2 h 16. Sortie le 16 décembre.
Profil
Alain Boillat
Professeur ordinaire à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, il a beaucoup travaillé sur l’histoire des pratiques scénaristiques, les mondes imaginaires et les liens entre cinéma et BD. Il est depuis août dernier doyen de la Faculté des lettres.
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