«Histoire vaudoise», somme de 600 pages rédigées par un collectif d’une vingtaine d’historiens suisses dirigé par Olivier Meuwly, sort cette semaine. «L’Hebdo» publie en bonnes feuilles un extrait du chapitre intitulé «Les chrétiens habitent chez les barbares (Ve-VIe siècle)», signé Justin Favrod, historien et rédacteur en chef de la revue «Passé simple».
Les premières traces du christianisme en Pays de Vaud sont tardives. C’est surtout au Ve siècle que des croix ou des christogrammes apparaissent sur des objets. Plusieurs sont découverts à Yverdon. Mais c’est la tombe d’une jeune fille à Avenches, du début du IVe siècle, qui semble avoir livré les premiers symboles chrétiens dans la Suisse actuelle. Il s’agit de deux verres sur lesquels sont écrits «Vivas in deo» («Vis en Dieu») et, en grec, «Bois et vis». (…) Il s’agit là des premières traces chrétiennes dans une région du monde qui est restée profondément païenne au début du IVe siècle. Pourtant, dans sa Passion de saint Maurice, rédigée vers 450, l’évêque Eucher de Lyon évoque un ouvrier qui participe à la construction de la première église d’Agaune vers 380. Il précise que cet artisan est «encore païen». Selon ce témoignage, à la fin du IVe siècle, la religion païenne est déjà en voie de disparition dans la vallée du Rhône, alors que les premières traces du christianisme apparaissent au début du même siècle. Trois générations suffisent à convertir la future Suisse romande.
Les bâtiments chrétiens du IVe siècle sont rarissimes en terre vaudoise. En revanche, beaucoup d’églises paroissiales dans le canton de Vaud remontent au Ve siècle. Elles sont généralement construites dans des villas romaines, prennent souvent la place d’un mausolée: les riches propriétaires terriens se convertissent, puis construisent une église. La foule des ouvriers agricoles et artisans suit les maîtres. Le christianisme monte les échelons sociaux en Afrique du Nord et au Proche-Orient jusqu’à toucher la famille impériale. En Gaule, il suit le chemin inverse. Imposée par le haut, adoptée par les empereurs, la nouvelle religion se répand très vite partout. Cette rapidité ne permet pas une christianisation en profondeur immédiate. Elle implique que de nombreuses pratiques païennes populaires d’origine celtique perdurent, comme le culte des carrefours ou des rites de fertilité. (…) Les premières églises sont souvent dédiées à des saints relativement proches, surtout gaulois: Symphorien d’Autun, Martin de Tours, Théodore (Théodule) de Martigny. Mais, parfois, les reliques ont pu voyager, surtout en provenance du Proche-Orient. Jean-Baptiste et Etienne, le premier martyr, sont par exemple très populaires dans toute la Gaule. Il en va de même de la Vierge Marie. Dans le futur Pays de Vaud, nombre d’églises anciennes sont sous leur patronage.
Les villes se dotent aussi peu à peu d’églises. Les villes secondaires possèdent en général deux bâtiments consacrés: un pour les morts à l’extérieur de l’agglomération et un autre pour les vivants au centre. En Gaule, la première église est souvent dédiée à saint Etienne et la seconde à la Vierge Marie. Ce cas de figure est attesté à Moudon. A Yverdon et à Nyon, la première église paroissiale est sous le vocable de Notre-Dame, alors qu’il y a une seconde église attestée. (…)
C’est au Ve siècle qu’apparaissent en Gaule les premiers monastères. Romainmôtier constitue le pionnier en Suisse actuelle. Il est créé vers 450 par les deux frères saints Romain et Lupicin, qui ont fondé dix ans plus tôt le premier monastère du Jura, à Saint-Claude. Sur le territoire vaudois, il faut attendre le VIIe siècle et le monachisme d’inspiration irlandaise pour voir naître un deuxième monastère, sans doute réservé à des moniales, à Baulmes. Mais la plus importante abbaye d’Europe occidentale du haut Moyen Age sera fondée aux portes du Pays de Vaud: Saint-Maurice d’Agaune, qui voit le jour en septembre 515, aura une influence considérable sur le monachisme pendant des décennies. (…)
La naissance du canton de Vaud est indissociable de la structure ecclésiastique: Lausanne devient capitale d’un canton parce que, dès la fin du VIe siècle, cette ville devient le siège d’un évêché. Et, dans l’Empire romain finissant, la structure ecclésiastique découle directement du découpage administratif. L’empire est divisé en provinces et les provinces en cités. Les cités sont faites d’une capitale et d’un territoire. En règle générale, dans la capitale d’une cité, où se trouvent l’administration et le parlement locaux, s’installe un évêque. Dans le siège d’une province, où l’Empire place un gouverneur, se trouve sur le plan ecclésiastique un métropolitain, appelé plus tard archevêque. Il s’avère que, dans nos régions, le découpage administratif subit des chambardements importants à la fin de la romanité et que la structure ecclésiastique connaît le même sort. Cette situation s’explique sans doute par la proximité de la frontière avec la Germanie libre. Les incursions des Alamans transforment le paysage urbain et obligent à des adaptations. (…)
En 573, Marius est élu évêque d’Avenches. (…) Il reste à la tête de l’Eglise des Helvètes jusqu’à sa mort, le 31 décembre 593. A la différence de ses prédécesseurs, il est pour nous davantage qu’une signature en bas des actes d’un concile. Dans son Cartulaire du chapitre de Notre-Dame de Lausanne, rédigé en 1235, Conon d’Estavayer ajoute une notice consacrée à saint Marius ou, dans la langue locale, saint Maire, qui donne le nom au château cantonal. Il ressort de ce texte que Marius est un évêque typique du VIe siècle en Gaule: il appartient à une famille de grands propriétaires établie à Autun et d’origine gallo-romaine. (…) Comme beaucoup de familles nobles, Marius possède des domaines dans d’autres cités de Gaule. Ces familles marient leurs enfants dans toute la Gaule et se trouvent ainsi à la tête de domaines disséminés. (…) Il a aussi des terres à Payerne, où il fonde une église dédiée à la Vierge. Cela démontre donc des connexions avec l’aristocratie locale, condition indispensable pour se faire alors élire évêque. Et Marius se comporte en bon évêque du VIe siècle en fondant des églises et en complétant ainsi le maillage des paroisses. Il se fait enterrer dans l’église Saint-Thyrse, qui se trouvait sur la place actuelle du château, à Lausanne. Il l’a sans doute fondée, puisque Thyrse de Saulieu est peu connu en dehors de la cité d’Autun.
Comme Marius a signé comme évêque d’Avenches au concile de Mâcon, en 585, et est enterré dans l’église Saint-Thyrse, à Lausanne, les historiens supposent avec quelque vraisemblance qu’il transfère, entre 585 et sa mort, en 593, le siège de l’évêché d’Avenches à Lausanne, qui reste, jusqu’à l’occupation bernoise, la capitale du diocèse. Il est possible que la menace des Alamans, qui se précise jusqu’au pillage de la région d’Avenches en 610, motive Marius à s’éloigner de ses voisins difficiles. (…)
Il apparaît que la période allant du IVe au VIe siècle a fortement marqué ce qui va devenir le canton de Vaud. Il faut pourtant s’enfoncer dans les musées pour trouver des témoignages tangibles de ces temps de mutation. L’époque romaine nous a laissé des monuments. Les traces du passage de l’Antiquité au Moyen Age sont bien plus discrètes. Mais c’est dans les esprits et la géographie administrative qu’il faut chercher l’héritage de ces trois siècles.
A cette époque s’impose le christianisme, qui a profondément influencé le Pays de Vaud. Lausanne devient aussi la capitale de la région. Elle ne serait jamais devenue le centre d’un canton sans le transfert du siège épiscopal mille deux cents ans plus tôt. C’est aussi pendant ces siècles que se met en place la structure de la région en paroisses, qui sont à l’origine des communes. Enfin, de nombreuses villas sont alors construites: elles donneront naissance à une bonne partie des villages vaudois actuels.
Même si la frontière linguistique va se stabiliser plutôt entre le VIe et le XIIe siècle, c’est la résistance des Burgondes, puis des Francs, aux Alamans qui assurera le maintien de la langue latine. Les Alamans, peu pénétrés de la culture romaine, ont imposé leur langue là où ils se sont installés. S’ils n’avaient pas rencontré une solide résistance, ils se seraient sans doute étendus plus au sud. Il devient délicat pour l’historien d’aller plus loin. Risquons toutefois l’hypothèse que les Romands ont des attentes et des comportements différents vis-à-vis de l’Etat que les Alémaniques parce qu’ils sont héritiers de l’Empire, de son droit et de son souci d’un Etat fort. Et cet héritage a pu être transmis par une politique volontariste des rois burgondes, qui avaient besoin de se concilier la population locale pour durer. Cette singularité fut revendiquée par la population de l’ancien royaume bien après la chute de Godomar, dernier roi burgonde. Et les Francs durent prendre en compte et respecter ces particularités locales.
Extraits choisis par Isabelle Falconnier
«Histoire vaudoise», collectif sous la direction d’Olivier Meuwly, coédition Bibliothèque historique vaudoise/Infolio, 600 p.
L’auteur
Justin Favrod
Historien et journaliste, il a notamment étudié l’histoire antique à l’Université de Lausanne et travaillé au quotidien vaudois 24 heures. En 2014, il a créé le mensuel romand d’histoire et d’archéologie Passé simple (www.passesimple.ch).