Rencontre. Pour Nanni Moretti, l’Américain incarne avec jubilation, dans le très beau «Mia madre», un acteur caractériel et peu professionnel. Il nous dit son amour du cinéma européen.
C’était en mai dernier, sur une de ces terrasses panoramiques qui, chaque jour que dure le Festival de Cannes, accueillent des équipes de film enchaînant les rencontres avec la presse. Ce matin-là, nous conversions avec John Turturro. La veille, il avait assisté à la projection officielle de Mia madre, précieuse comédie romantique signée Nanni Moretti, dans laquelle il interprète avec jubilation un acteur américain caractériel et pas très professionnel. Cannes et son univers impitoyable, il connaît bien. La première fois qu’il s’est rendu sur la Croisette, c’était en 1991, il défendait deux films en compétition: Barton Fink, des frères Coen, et Jungle Fever, de Spike Lee. «C’était complètement fou», se souvient-il. Ce premier séjour fut concluant, puisque le New-Yorkais remportait, à 34 ans, le prix d’interprétation masculine pour Barton Fink, tandis que les Coen recevaient le prix de la mise en scène et la Palme d’or. Depuis cette razzia inédite, le règlement du festival stipule d’ailleurs qu’un long métrage ne peut recevoir qu’un seul prix.
L’année suivante, c’est en cinéaste que John Turturro revint à Cannes. Pour y présenter Mac, qui lui vaudra la Caméra d’or, une récompense saluant le meilleur premier film, toutes sections confondues. Sans ces deux prix, sa carrière n’aurait peut-être pas été la même, concède-t-il. «Mais je peux vous affirmer qu’on est bien plus nerveux lorsqu’on vient ici en tant que réalisateur. J’observais Nanni, hier, on aurait dit qu’il allait à son exécution. J’étais content de ne pas être à sa place… Quand vous présentez votre film, vous êtes totalement exposé, c’est votre sensibilité. Et vous savez que des journalistes vont le voir à 8 h 30 du matin, alors qu’ils n’ont dormi que quelques heures, tandis que vous avez travaillé dessus durant deux ans. Lors de la projection de Mac, j’avais l’impression d’être hors de mon corps, c’était très stressant.»
Vingt-trois ans plus tard, John Turturro est rieur, parfaitement détendu. Pour signifier qu’il est moins angoissé par les critiques, il s’enfonce dans son fauteuil, écarquille les yeux, fronce les sourcils et se lance dans une jouissive imitation de son ami Woody Allen: «Ne lis jamais, vraiment jamais, les critiques de tes films!» Il a essayé avec plus ou moins de succès de retenir ce conseil, mais trouve que c’est quand même plus facile quand on vient présenter à Cannes son 45e long métrage, comme c’était le cas, ce printemps, pour le désormais octogénaire.
Personnages qui doutent
On lit dans son large sourire que John Turturro a adoré travailler sous la direction de Nanni Moretti. Il vante «un script fabuleux, personnel et très touchant», loue les qualités de sa partenaire, Margherita Buy, et avoue avoir été séduit par le côté amusant de son personnage.
Mia madre, c’est d’abord un film dans le film. Margherita (Margherita Buy) est réalisatrice. Elle tourne une œuvre engagée, dans laquelle des ouvriers luttent pour la survie de leur entreprise, rachetée par un entrepreneur américain que joue Barry (John Turturro), un acteur prompt à se vanter d’une collaboration avec Kubrick et à mimer un film de gangsters, mais incapable de retenir son texte. Mia madre, c’est ensuite un drame familial. Lorsqu’elle ne tente pas de diriger son équipe malgré le chaos généré par Barry, Margherita veille sa mère, qui se meurt dans un lit d’hôpital.
Héroïne éminemment «morettienne», elle est pétrie de doutes. Elle rappelle le pape démissionnaire interprété il y a quatre ans par Michel Piccoli dans Habemus papam, de même que les personnages incarnés par Moretti dans la plupart de ses films, de Je suis un autarcique (1976) à Aprile (1998). Alors que le cinéaste revisite ses thèmes de prédilection, la pression sociale, la maladie et la mort, tout en mettant en parallèle, dans un bel effort d’équilibriste, la fin d’une vie et un tournage épique, le personnage de Barry amène au film une dimension burlesque. Désamorcer le drame par le rire, Moretti l’a toujours fait, et ici encore, de manière magistrale.
Réalisateurs cocaïnomanes
«Vous ne pouvez pas jouer un mauvais acteur, répond John Turturro quand on lui demande comment il a abordé son rôle. D’ailleurs, peut-être que Barry est un bon acteur, mais que le timing était mauvais et qu’il n’a pas pu se préparer correctement. Car, vous savez, les gens sont complexes. J’ai vu des personnes brillantes qui ne savaient pas leur texte et paniquaient. Lorsque vous êtes comédien, il faut faire vos devoirs. Pour ce film, j’avais d’ailleurs bien appris les dialogues que je devais dire en italien. Mais Nanni m’a dit de revenir en arrière, car j’étais trop bon. Il m’a aussi poussé à improviser, ce qui était stimulant.»
Depuis le temps qu’il hante les plateaux – il a fait sa première apparition, brève, dans Raging Bull, de Scorsese, en 1980 –, John Turturro pourrait écrire un livre sur les comportements étranges des stars du cinéma. Des Barry, il en a connu plus d’un. Sans citer de noms, il évoque des acteurs pétant les plombs à cause de la pression, ou refusant de sortir de leur caravane. Ou des réalisateurs accros à la cocaïne et agressant physiquement leurs acteurs. «Et je peux vous dire que je n’exagère pas!»
Remake des «valseuses»
Si Nanni Moretti a pensé à Turturro pour le rôle, c’est parce que son jeu n’est pas naturaliste, dit-il. «Quand vous jouez Beckett ou Tchekhov au théâtre, vous devez être vrai, tout en sachant aller au-delà du réalisme, explique l’Américain. Vous pouvez tout faire si vous êtes entraîné.» Tourner en Italie, il a adoré, lui qui avait déjà été dirigé il y a une vingtaine d’années par Francesco Rosi dans La trêve. «Je me sens proche de la sensibilité européenne. Et le cinéma européen m’a beaucoup influencé en tant que spectateur et réalisateur. J’ai d’ailleurs travaillé en France, en Angleterre, au Danemark. Tout ça, je le dois en grande partie à Rosi. Nous avions d’ailleurs un autre projet, un film sur César et Brutus, mais nous n’avons malheureusement jamais trouvé le temps de le développer.»
Son europhilie l’a encore incité à demander à Bertrand Blier les droits de réaliser un remake des Valseuses, «un film libérateur, une satire de la stupidité des hommes et de leur difficulté à percer le mystère des femmes», argumente John Turturro. Lorsqu’il parlait de ce projet avec son auteur, Gérard Depardieu a débarqué, tel un deus ex machina, ce qu’il a pris pour un signe du destin. En mai, il nous avouait vouloir tourner dans le sud des Etats-Unis, cette fin d’année, avec Vanessa Paradis dans le rôle naguère tenu par Miou-Miou face au duo Depardieu - Patrick Dewaere. Ce projet, il faut espérer qu’il se concrétise, tant l’Américain en parle avec l’enthousiasme d’un enfant préparant une belle farce.
«Mia madre». De et avec Nanni Moretti. Avec Margherita Buy, John Turturro et Giulia Lazzarini. Italie/France, 1 h 47.