Récit. Aujourd’hui vitrine du dynamisme économique marocain, Tanger fut un havre permissif pour l’élite homosexuelle occidentale durant les «fifties». Certains artistes y créaient des œuvres phares, parmi lesquelles William Burroughs et son «Festin nu».
David Brun-Lambert
Septembre 1975. L’éditeur de la beat generation Gérard-Georges Lemaire organise le Colloque de Tanger à Genève. Invités de marque: les écrivains William Burroughs et Brion Gysin, présentés comme «les nouveaux réformateurs» d’une «subversion du langage, et donc de notre économie et de notre politique». Soit le fruit d’une aventure littéraire commencée vingt ans plus tôt à Tanger, ville que l’auteur du Festin nu présentait comme «le pouls du monde, une frontière entre rêve et réalité». En vrai, une cité permissive où tous les trafics se jouaient.
«La perle du détroit»
Tanger, on y flâne aujourd’hui alors que s’y déroule la troisième édition «délocalisée» du festival lyonnais Nuits sonores. Entre soirées courues par la jeunesse marocaine dorée ou la tenue du forum culturel European Lab se découvre une ville aux jours sensuels et à l’activité économique frénétique. Troisième ville du Maroc par sa population, l’Indolente se découvre ainsi trépidante, arborant malgré ses suites de palais corrodés les symboles d’une mue triomphante: port ultramoderne et zone franche d’activités logistiques, vaste parc éolien, chantier de la ligne LGV Casablanca ou de l’imposante usine Renault-Dacia-Nissan. En septembre, le président français François Hollande s’y rendait même, lors d’une offensive de charme menée entre «travail et amitié».
Tanger, alors: symbole d’un Maroc contemporain délivré des blessures coloniales? Plutôt le miroir d’un clivage joué entre un désir d’émancipation sociale et le «retour aux valeurs morales» que défend le PJD, parti politique de référentiel islamique au pouvoir depuis 2011 dont est issu l’actuel maire de la cité. Et la Perle du détroit de taire aujourd’hui les épisodes scandaleux qui ont hier fondé son prestige, lorsque des commerces louches aimantaient jusqu’ici une population faite de magouilleurs, d’escrocs, de camés ou d’artistes cruciaux.
«Drogue à gogo»
«Tanger est une ville ultraconventionnelle, écrit William Burroughs à son arrivée dans le rif en janvier 1954. Tout individu un tant soit peu différent menace cette plaque tournante où le trafic déteint jusque sur la mentalité des gens.» Accro aux opiacés, abîmé par l’errance menée en Amérique du Sud qui suivit la mort de son épouse trois ans auparavant, l’écrivain est alors cette figure solitaire et fauchée échouant dans une pension minable de la médina: la Villa Muniria, aujourd’hui Hotel El Muniria, 1, rue Magellan.
Mais pourquoi Tanger? Déclarée «zone internationale affranchie de droits de douane» depuis 1923, la cité érigée face au détroit de Gibraltar, à 14 kilomètres des côtes espagnoles, possède alors des attraits singuliers: «La drogue à gogo, les prostitués adolescents, l’évasion fiscale ou le fait de s’être rendu indésirable n’importe où au nord de Port-Saïd», selon Truman Capote. Etreintes et fumées bon marché: voilà ce qui justifie l’installation de Bill Burroughs dans ce lieu que Jean Genet dépeint comme un «tripot à ciel ouvert». Un nid d’espions gouverné par neuf puissances étrangères où se concentre une société exclusivement masculine venue goûter aux «joies» d’une ville forte de 800 banques et bordels! «L’homosexualité était alors sévèrement réprimée en Angleterre et aux Etats-Unis, rappelle Gérard-Georges Lemaire. Pour nombre d’artistes anglo-saxons, Tanger était ce havre depuis lequel ils pouvaient vivre à peu de frais, jouir librement et créer.»
Interzone
Publié en 1990 par Gérard-Georges Lemaire, Lettres de Tanger à Allen Ginsberg, soit la correspondance entretenue par Burroughs avec l’auteur de Howl entre 1954 et 1957, permet de suivre son quotidien dans une ville trouble et dangereuse. «Je me sens largué et indésirable où que j’aille», écrit-il peu après son arrivée. Une société d’intellectuels existe pourtant en ville. Organisée autour du romancier Paul Bowles, elle connaît notamment les visites de Gertrude Stein, Tennessee Williams ou Francis Bacon. Mais, pour cette élite, le vieux Bill n’est qu’un camé. Un écrivain? Qu’a-t-il publié sinon Junkie, récit cru du quotidien d’un drogué paru sous pseudonyme?
Pourtant, un grand projet hante déjà Burroughs. Une œuvre vénéneuse pour laquelle il juge «la forme du roman totalement inadaptée». Les lieux où il l’échafaude sont toujours visibles à Tanger. C’est d’abord la chambre spartiate, aujourd’hui privatisée, située au rez-de-chaussée de l’Hotel El Muniria: humide, ses murs d’un vert décati, elle ouvre sur un patio triste où dormaient des chats pouilleux lors de notre visite. C’est le Café Fuentes, vaste salle flétrie puant l’urine, dont la terrasse au premier étage ouvre sur la casbah. Saint-Saëns, Kessel ou Matisse y eurent leurs habitudes. Ce sont aussi les bars ténébreux Mar Chica ou La Parade qu’affectionnait Bacon. Les cafés Central ou Hafa que fréquentaient aussi Paul et Jane Bowles. C’est enfin le consulat des Etats-Unis, devenu la gare routière Al Jamia Al Arabia, où Burroughs relevait son courrier et encaissait les chèques que Ginsberg lui adressait.
La fin d’un monde
Entre défonce, sexe tarifé et solitude, bientôt une œuvre s’esquisse. «D’abord intitulé Interzone, ce texte devait devenir Le festin nu, explique Gérard-Georges Lemaire: un voyage initiatique au cœur de la drogue. Un cri dont Tanger est le paysage fantasmatique. Burroughs l’écrit de manière compulsive sans plan ni ossature. Problème: d’abord, tout cela n’a ni queue ni tête. Les beat le rejoignent finalement en mars 1957 pour l’aider à organiser son roman, alors même que le statut international de Tanger connaît ses derniers jours.»
Un an plus tôt, la signature à Paris de la déclaration d’indépendance du Maroc a mis fin au protectorat. Soudain, accès aux drogues ou tourisme sexuel terminé! Les intellectuels occidentaux quittent Tanger: Francis Bacon, Ian Fleming ou les membres du cercle qui entourent Paul Bowles. Burroughs et ce dernier se sont finalement liés. Une photo existe qui les montre, posant dans le jardin de la Villa Muniria, accompagnés de la clique beat, parmi lesquels Jack Kerouac, résidant alors dans une chambre meublée située au premier étage de la pension. La première version du Festin nu venait d’être bouclée.
«Par la suite, les beat ont trouvé un éditeur à Paris où ce texte subversif fut finalement publié. Burroughs y a retrouvé Brion Gysin, que lui avait présenté Bowles à Tanger. Ensemble, ils devaient élaborer de nouvelles formes de techniques narratives décisives.» Parmi lesquels le cut up, dont l’ambition était «d’agir sur la langue, ses mécanismes et sa structure de telle manière que la société, ses mécanismes et ses rouages en soient modifiés». Un procédé né des expériences déréglées vécues dans la Perle du Nord et que célébrait Genève il y a tout juste vingt ans. Le festin nu était enfin salué comme l’un des grands romans du XXe siècle. Bientôt, son influence devait se mesurer dans l’ensemble des champs de la pop culture, trouvant ses résonances chez Bowie, Cobain ou Cronenberg. Et Tanger de conserver néanmoins ses mystères.
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