Posthume. «The Freak» aurait pu être l’ultime film du «maître des maîtres». Son scénario a été rédigé au Manoir de Ban à la fin des années 1960, mais il n’a jamais été réalisé. A l’aide d’archives inédites, un spécialiste de Chaplin détaille dans un livre ce récit en forme de tragicomédie qui concentre les révoltes et les craintes du génie. Mais aussi son sens poétique et son humour.
En 1968, à bientôt 80 ans, Charlie Chaplin paraît sur le déclin créatif. Son dernier film, La comtesse de Hong Kong, a été un échec critique et commercial. Mais sa réaction est à la mesure de sa propre vie, passée à affronter l’adversité, à commencer par celle de son enfance misérable. Il se lance au Manoir de Ban dans l’écriture d’un nouveau scénario, The Freak, comme «le monstre» ou «le phénomène».
En Terre de Feu, au Chili, une jeune fille pourvue de deux ailes d’ange atterrit brutalement sur le toit de la maison d’un chercheur britannique. Celui-ci recueille la femme ailée, la soigne, l’apprivoise, l’instruit, tombe amoureux d’elle.
Des Indiens viennent voir l’être tombé du ciel, dans l’espoir qu’il accomplisse des miracles. Flairant un coup commercial, des escrocs britanniques débarquent en hélicoptère et enlèvent la jeune fille, prénommée Sarapha, comme les créatures célestes de la Bible. Ils arrivent à Londres, où la femme ailée s’enfuit et trouve refuge chez l’épouse du chercheur établi au Chili. Mais elle est rattrapée, jugée, emprisonnée avant que soit retrouvé son certificat de naissance, qui établit ses origines britanniques, surtout son statut d’être humain. Libérée, elle veut retourner dans ses montagnes chiliennes, où elle avait grandi dans la solitude après la pousse subite de ses ailes vers l’âge de 6 ans. Sur le chemin du retour, elle tombe dans l’Atlantique et meurt.
Une oeuvre en suspens
Chaplin a passé deux ans sur ce film, en 1968 et 1969. Il a remanié à plusieurs reprises le scénario, rédigeant un synopsis, faisant réaliser des maquettes et automates d’anges, s’enquérant de la possibilité d’effets spéciaux, y compris auprès de Stanley Kubrick, qui venait de terminer 2001, l’odyssée de l’espace. Trop âgé, de santé fragile, il n’a jamais pu réaliser The Freak. Le film reste l’ultime œuvre – en suspens – du «maître des maîtres», comme l’appelait Jean Renoir.
Le scénario était connu. Mais seulement par bribes, allusions ou résumés. Le Veveysan Pierre Smolik, déjà auteur d’un livre sur la vie de Chaplin en Suisse, a voulu en savoir plus. Avec l’aide de la famille du cinéaste, il a eu accès à des archives inédites. Il a également pu compter sur Victoria, la fille de Charlie Chaplin, pour laquelle le film avait été écrit. Le roi de la pantomime, qui avait remarqué le talent d’actrice de Victoria, comptait ainsi lancer sa carrière. Elle avait alors 18 ans, l’âge de l’être ailé dans le scénario. Mais elle ne tardera pas à se marier avec Jean-Baptiste Thierrée, ce qui précipitera le sort inachevé du film.
Pierre Smolik fait paraître, début décembre, un passionnant ouvrage sur The Freak. Il y détaille l’histoire, y compris dans ses remaniements successifs, la contextualise dans l’époque de son écriture et dans l’œuvre de Chaplin, donne foule de détails et anecdotes avant de livrer quelques clés sur son sens et ses métaphores. Aurélia Thierrée, la fille de Victoria, signe une émouvante préface au livre. Lequel est illustré notamment par un dessin original de Pierre Etaix, le clown, acteur et réalisateur depuis toujours inspiré par Chaplin.
Le saut de l’ange
S’il avait été réalisé, The Freak aurait peut-être été un mauvais long métrage, lesté des défauts et candeurs des deux derniers films du cinéaste, Un roi à New York et La comtesse de Hong Kong. Son scénario intrigue toutefois par son altérité radicale dans la carrière professionnelle de Chaplin, transformant le récit lui-même en «phénomène». Il oscille entre science-fiction et mythologie, entre farce et drame, mettant en abyme la trajectoire d’un génie qui planait, au faîte de sa renommée, loin au-dessus du commun des mortels. Une chute initiale, une chute finale, The Freak boucle la boucle d’un destin unique au XXe siècle. Chaplin a toujours été fasciné par le saut de l’ange: il suffit de se rappeler les scènes ailées dans The Kid ou Les feux de la rampe. Peut-être que l’idée de The Freak est née sur la terrasse du Manoir de Ban, havre de verdure qui était aussi un refuge pour tous les volatiles de Corsier et environs («environ» était le mot favori de Chaplin en français, qu’il parlait à peine).
Un clochard alcoolique
Le film égrène les révoltes et craintes de Charlie Chaplin, comme les foules incontrôlables, les services d’immigration, les juristes, les évangélistes, les affairistes, les médias, les scientifiques, le nationalisme. Il sonne aussi de manière étonnamment contemporaine dans sa critique du fanatisme religieux, de la destruction de l’environnement, du machisme ordinaire. Et il se passe pour bonne part dans Londres, la ville natale du maître, à la fois aimée et redoutée pour lui avoir fait vivre une enfance pire que celle d’Oliver Twist.
Comédie amère, tragédie poétique, The Freak n’oublie jamais d’extraire la beauté du marigot de la cruauté humaine. Le film est bien sûr drôle, comme le premier réflexe du chercheur britannique et de sa servante indienne à l’arrivée brutale de Sarapha: la nourrir avec un œuf, elle, la femme-oiseau. Ou lorsque la même Sarapha remarque que «l’amour est un phénomène très étrange», à quoi répond la femme du chercheur: «Comme la météo anglaise: instable.» Ou enfin la rencontre de l’être ailé dans la nuit londonienne avec un vieux clochard alcoolique. Brève rencontre avec un pauvre hère halluciné qui aurait été interprété par Chaplin lui-même.
«The Freak». De Pierre Smolik. Ed. Call Me Edouard. A paraître début décembre. www.call-me-edouard.com