Folie. Le 2 mars 1954, le futur grand historien des systèmes de pensée assiste à un carnaval des fous à Münsterlingen, en Thurgovie. Un épisode méconnu, mais capital dans son œuvre.
Une seule journée peut changer une vie, a fortiori une pensée. Pour Michel Foucault, ce jour est sans doute celui du 2 mars 1954. Le philosophe de 27 ans, formé à la psychologie clinique, est l’invité des responsables de la clinique psychiatrique de Münsterlingen, en Thurgovie. C’est mardi gras, un carnaval des fous est organisé dans cet asile alors à la pointe des recherches en psychiatrie. Découvrir cette cérémonie au bord du lac de Constance a certainement été pour lui une expérience fondatrice qui a nourri sa réflexion sur la manière de parler de l’aliénation mentale, une étude qui aboutira quelques années plus tard à l’un de ses livres les plus célèbres, Histoire de la folie à l’âge classique.
Une approche avant-gardiste
Cet épisode méconnu dans le parcours de l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle est analysé dans un captivant ouvrage collectif. S’appuyant sur des correspondances et images inédites, Foucault à Münsterlingen a été dirigé, avec Elisabetta Basso, par Jean-François Bert, professeur de sociologie à l’Université de Lausanne. Ce spécialiste de Foucault a également participé à la réalisation du récent volume de la Pléiade qui reprend les principaux textes du grand historien français des systèmes de pensée.
Centré sur cette journée particulière, et sur ce carnaval qui l’est encore plus, l’ouvrage collectif multiplie les regards sur l’hôpital psychiatrique alémanique et son approche clinique avant-gardiste. Celle-ci passe par la multiplication des traitements: le jeu, la fête, les ateliers, le carnaval une fois l’an, les électroencéphalogrammes ou l’introduction expérimentale des premiers neuroleptiques et antidépresseurs. Le livre décrit l’apport pionnier du directeur de l’asile, Roland Kuhn, ainsi que de son collègue et mentor, le psychiatre thurgovien Ludwig Binswanger. Cet ami de Freud, défenseur de l’analyse existentielle de la folie, était admiré par Michel Foucault.
Grâce à ses connaissances en philosophie et en anthropologie, Foucault a écrit la longue préface de la traduction française de l’ouvrage Le rêve et l’existence, de Ludwig Binswanger. Un livre qui extrait le malade des explications psychologiques académiques pour le remettre dans le monde, selon une approche phénoménologique héritée de Husserl et de Heidegger. Binswanger, que Foucault rencontrera deux fois en Suisse pendant l’année 1954, encouragera le philosophe français à penser la folie en dehors des grilles traditionnelles de la science.
Multifacétique, Foucault à Münsterlingen évoque de même les tests projectifs inventés par Hermann Rorschach dans cette même clinique de Münsterlingen, la tradition des carnavals des fous venus tout droit du Moyen Age ou encore l’enseignement de la psychologie par le jeune professeur Foucault à l’époque.
L’intérêt de cet ouvrage singulier tient aussi dans l’impressionnant corpus de photographies noir-blanc prises le 2 mars 1954 à Münsterlingen par Jacqueline Verdeaux. Cette germaniste, épouse du neuropsychiatre Georges Verdeaux, était, avec son mari, du voyage en Thurgovie. Ses images décrivent la procession des malades dans la petite commune. Tous défilent costumés et masqués, brocardant à l’occasion «La gentille dame Largactil» (le neuroleptique) et «La méchante dame Geigy», l’antidépresseur de la firme bâloise redouté par les aliénés pour ses effets secondaires.
Michel Foucault n’a lui-même que très peu commenté la journée du 2 mars 1954. Mais il a, semble-t-il, retenu la leçon des masques, attirant son attention sur les liens entre la folie et le grotesque, la possibilité d’entrer sous la peau d’un autre ou le refus d’être réduit à une seule identité.
Une révélation qui le conduira plus tard à envisager de porter un masque pendant ses cours au Collège de France, «de manière que rien de l’unité de mon discours ne puisse apparaître».
«Foucault à Münsterlingen». Ed. EHESS, 285 p.