Roman.«Soupe de cheval», récit cannibale du Russe Vladimir Sorokine, paraît en français. Une fable gastronomique sans pitié qui vire au fantastique pour dire la Russie des années 80 et 90.
Un homme paie une femme pour la regarder manger. Il est pris de transe lorsqu’elle porte les mets à sa bouche pour les mastiquer. Lui, c’est Bourmistrov, enfermé sept années durant dans un camp de rééducation russe, à qui l’on a servi, jour après jour, un répugnant brouet de viande de cheval. Elle, c’est Olia, jeune étudiante au conservatoire de musique. Elle est dégoûtée par cet homme «idiot» et «pitoyable», par sa lubie à laquelle elle ne comprend rien, mais ne rechigne pas à arrondir ses fins de mois en ingurgitant de savoureux plats pour la ronde somme de 100 roubles. Cette relation malsaine finira mal, très mal, car nous sommes chez l’auteur Vladimir Sorokine. Son court récit est comme une boîte d’aliments qui auraient fermenté et serait prête à éclater. Que contient-elle, cette boîte? De la viande de cheval, de la chair humaine ou l’âme d’Olia, siphonnée jusqu’à la lie de ses rêves les plus noirs?
Sorokine, «enfant terrible de Moscou», reprend les classiques de la littérature russe et les déconstruit pour raconter la Russie contemporaine sur un air de fable noire, souvent érotique et cruelle (notamment dans une trilogie romanesque composée par 23 000, La glace et La voie de Bro). Né en 1955, il est arrivé à l’écriture par surprise, lui qui se voyait ingénieur dans le pétrole. Il est capable d’aller loin, très loin: en 2002, il a été publiquement persécuté et traité de pornographe par des mouvements pro-Poutine pour avoir mis en scène une relation homosexuelle entre Staline et Khrouchtchev, dans la nouvelle Blue Lard…
Cette fois, c’est un texte publié en 2000 qui est porté à la connaissance des lecteurs francophones. Soupe de cheval est diablement bien écrit mais finit abruptement, comme si l’auteur, tel un enfant rageur, se plaisait à exterminer ses personnages pour s’en débarrasser. Cela vient du fait qu’il s’agissait à l’origine d’une nouvelle, publiée dans le recueil Pir, qui contenait treize histoires tournant autour du thème de la nourriture – une note de l’éditeur aurait été bienvenue pour remettre le texte en contexte. Sorokine reprend l’idée de la dévoration de l’homme par l’homme, développée chez Dostoïevski – comme dans L’idiot, les personnages se rencontrent dans un train. Les repas y deviennent une métaphore du totalitarisme, jusqu’à la nausée. Stupéfiant.
«Soupe de cheval». De Vladimir Sorokine. L’Olivier, 108 p.