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Martial Leiter, majesté des mouches

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Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 05:58

Arts. Le Neuchâtelois installé à Lausanne est mis à l’honneur par un livre monographique, «Les ombres éblouissantes», et par une exposition à l’Espace Richterbuxtorf. De quoi fêter quarante cinq ans de dessins de presse et de calligraphie, un fascinant théâtre d’ombres déposé sur le papier.

Ne vous fiez pas à la couverture, en couleur, du splendide livre monographique que les Editions Les Cahiers dessinés consacrent à l’œuvre de Martial Leiter. C’est bien le noir et le blanc qu’il préfère, et toutes les nuances qui séparent ces deux extrêmes. A 14 ans, lorsqu’il a découvert l’œuvre gravé de Rembrandt, ce fut un émerveillement. «Cela me paraissait impossible que quelqu’un ait réussi à faire cela.» Il n’a cessé, depuis, de rechercher ces noirs qu’il décline du mordant au grave. Avec ses pinceaux japonais trempés dans l’encre, il peint le silence. Prenant grand soin des êtres et des choses qu’il représente et auxquels il confère une forme d’humanité.

Né à Fleurier, dans le Jura neuchâtelois, en 1952, Leiter se passionne tôt pour le dessin. Il suit une formation de dessinateur en machines, puis des cours par correspondance dans une école américaine. A 18 ans, de son propre chef, il loue une salle et expose pour la première fois 50 œuvres, en majeure partie sur le thème de la guerre. Le quotidien 24 heures, impressionné, lui en commandera d’autres. Il commence à élaborer son style si particulier, prisé par la suite par le Tages-Anzeiger, la NZZ, Die Zeit, Le Temps, Le Monde…

Le filet de la satire

Ce ne sont pas des caricatures, plutôt des allégories. Avec une règle, Leiter trace des fonds quadrillés, très fins, qui évoquent la gravure. Ses fonds sont comme des filets, ceux du capitalisme effréné qui nous piège, et que l’artiste ne cesse de dénoncer. Pessimiste et grinçant, il fait du dessin de presse une «prise de judo» qui permet de changer de point de vue. Voici une Mona Lisa portant un masque à gaz, datée de 1976. Et une cathédrale transformée en parking couvert, dessinée en 1986. «J’ai abandonné le dessin de presse depuis quelques années. Je suis retiré des voitures, sourit Martial Leiter. Les bouffons étaient plus bouffons avant.» Le dessin de presse utilise désormais les mots. Lui préfère les images muettes et se méfie des mots. Peut-être parce qu’ils emprisonnent trop facilement, on en revient au filet. «L’image seule, sans texte, renvoyait davantage les gens face à eux-mêmes. A l’époque, certains ne supportaient pas ce silence.»

Dans son appartement-atelier lausannois, il a entassé, en trente ans, une œuvre considérable, qui excède le dessin de presse. D’innombrables vues de l’Eiger, une belle collection de mouches, des épouvantails, des corbeaux, des danses macabres… «Par bonheur, je ne fais pas de sculpture, sinon je ne sais pas comment on ferait pour tout stocker!»

L’Eiger, d’abord. Ne l’imaginez pas escalader les Alpes un carnet de croquis à la main. Leiter préfère les voyages en chambre. «J’ai lu presque tout ce qui existait en français depuis un siècle sur l’alpinisme. Mais lorsque des aviateurs m’ont proposé de monter voir, «enfin», la face nord de l’Eiger, que je représentais sans l’avoir vue, j’ai décliné.» Pour paraphraser la formule de Cendrars (qui s’appliquait au Transsibérien), peu importe que Leiter ne soit jamais allé sur la face nord de l’Eiger. En dessinant cette montagne des centaines de fois, il a fin par nous y emmener. «J’aime ce mode projectif. C’est le voyage intérieur. J’aime m’y rendre, mais autrement, pour préserver l’imagination.»

De même pour l’Inde. Ainsi, un chapitre des Ombres éblouissantes a pour titre «Varanasi». «J’adore l’Inde, je l’ai dessinée, mais je n’irai probablement jamais là-bas.» Et pourtant, la culture indienne, il «trempouille» dedans depuis ses 18 ans. La vingtaine de tambours, des tablas indiens, qui encombrent joliment son salon en témoignent.

Une mouche heureuse

Et puis il y a cette fascination pour les mouches, comme on peut le découvrir dans une exposition qui a lieu en ce moment, à la galerie lausannoise Richterbuxtorf: Encres. Parce que la mouche nous ressemble étrangement. Et parce que la représenter est un «acte calligraphique minimum» − une tache et quelques traits − tout en permettant d’«atteindre un maximum d’être», ou de présence. Ces insectes, sous son pinceau, prennent vie et émeuvent. Presque toutes ses mouches chutent, tel Icare, fragiles, abîmées. Ainsi des fleurs fanées. Sur les cimaises de l’Espace Richterbuxtorf, le sens est là, en retrait, comme un potentiel non déployé: au spectateur de faire les rapprochements. Une barque remplie de réfugiés, datée de 1996, ressemble graphiquement à une mouche perforée de pics. On pense aux migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe.

Les hommes se débattent comme des insectes.

S’il a quitté le dessin de presse, c’est pour cela: donner plus de place à l’allusif. Permettre aux interprétations de se multiplier. Délaisser la règle métrique lui a permis de se consacrer entièrement à une autre technique, plus personnelle, proche de la calligraphie, qui fonctionne sans filet. «C’est une danse arrêtée dans le vide. Ça passe ou ça casse, c’est le geste et l’arrêt du geste qui comptent.» L’art de se déployer pleinement dans l’instant. «Les hommes peinent à vivre le présent parce qu’ils ont l’impression qu’ils doivent toujours s’accomplir. Ils sont à l’état d’ébauche. Alors que les bêtes se contentent d’être là. Leur présence est beaucoup plus évidente.» Jamais on n’aurait imaginé que les mouches puissent nous apporter la sagesse.

Toute l’œuvre de Leiter, quarante-cinq ans de dessins, ne forme peut-être qu’une vanité. Que sommes-nous, à l’échelle de l’Eiger? Des mouches…

Un Langage intuitif

«Je n’ai pas inventé l’eau chaude», s’amuse l’artiste, emprunté lorsqu’il s’agit de commenter son travail. Il a peur de paraître présomptueux. Lorsqu’il parle, on dirait des petits coups de pinceau hésitants, un repentir perpétuel. Il commence une phrase, hésite, ne la termine pas, en commence une autre. Il gribouille. Comme Flaubert, il sait que «la bêtise consiste à vouloir conclure». Son discours ressemble au vol d’une mouche, faisant des allers-retours, venant buter contre la vitre de l’indicible. Il cherche le mot «intuitif». «Lorsqu’un dessin marche, c’est le bonheur.» On peut essayer de l’expliquer, mais il craint de le faire. «Il ne faut pas trop y réfléchir. Que cela soit naturel, comme la respiration. Que cela ait l’évidence du geste. Ce que j’aime, avec le dessin, c’est qu’on peut poser les mêmes questions que tout le monde se pose, mais autrement. Avec un pinceau, on peut fabriquer ses propres mots.»

«Encres». A découvrir jusqu’au 12 décembre à l’Espace Richterbuxtorf, av. William-Fraisse 6, Lausanne.

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