Hommage. Mort en mai dernier, l’éditeur et écrivain parisien Claude Durand publie un roman posthume, «M’man». Le Genevois Yves Laplace, qui fut l’un de ses derniers auteurs avec «Plaine des héros», lui rend hommage pour «L’Hebdo».
Yves Laplace
Jeudi 9 octobre 2014, peu avant 13 h, j’avais rendez-vous avec Claude Durand au restaurant Delaboss, rue de Naples à Paris, quelques mètres au-dessous de son domicile. Après la mort de Jean-Marc Roberts, patron de Stock, Durand allait devenir chez Fayard mon éditeur pour Plaine des héros. Né en 1938, il a tiré sa révérence, à son tour, le 6 mai 2015 – et cela m’a laissé plus que chose.
Ces deux-là furent aussi de fameux écrivains. Ils s’étaient bien connus, dans une autre vie littéraire; peut-être se sont-ils retrouvés. Quelques jours avant de mourir, Roberts publiait un récit solaire et déchirant, Deux vies valent mieux qu’une (Flammarion, février 2013). L’hiver dernier, entre Terre-de-Haut, Guadeloupe et Paris, Durand achevait le plus beau de ses livres, M’man, qui vient de paraître dans la maison qu’il a dirigée pendant trois décennies en véritable seigneur, c’est-à-dire avec autorité, munificence et humilité.
Tout écrivain déjeunant avec Claude Durand a pu s’imaginer, un instant, quelque chose en commun avec García Márquez, Soljenitsyne ou Kadaré, puisque Durand fut aussi leur éditeur. Mieux: leur ami, mais encore l’agent mondial du deuxième et, avec sa femme Carmen, l’admirable traducteur de Cent ans de solitude. Le 9 octobre 2014, l’illusion était presque parfaite. «Excusez-moi, me dit Claude Durand, désignant son téléphone portable resté ouvert, mais nous attendons le Nobel.» Nous attendons? L’Académie suédoise, après tout, pourrait un jour récompenser Kadaré (souvent cité), avec lequel Claude Durand sortait justement d’une séance de travail…
Sur le coup de 13 h, donc, le portable se manifestait et Claude Durand répondait: «Ah bon, c’est Modiano?…» Comment réagir? «Au moment où Le Clézio avait eu le prix, je m’étais dit qu’on aurait mieux fait de le donner à Modiano…», avais-je tenté. «Modiano est un grand écrivain, tranche Durand, mais le type est un peu… étrange.» A vrai dire, il utilisa un autre adjectif, légèrement plus vif, et je garderai pour moi l’anecdote qui suivit, l’un et l’autre comme tout droit sortis d’un roman de Modiano, mais je crois avoir entendu Durand (le portable se manifestant derechef) suggérer à Ismail Kadaré de faire trois pas du côté du Luxembourg, où il lui arrivait justement de croiser l’auteur de La place de l’Etoile: ça ferait une sacrée photo, ou une nouvelle… Ah, il l’avait déjà écrite?!
Instituteur de formation – comme Valentin, le fils aîné de M’man (pure coïncidence) –, issu d’une famille d’extraction semi-rurale par rapport à laquelle ce livre est une manière de «tombeau» romanesque, Claude Durand fit ses premiers pas d’éditeur au Seuil, dans le sillage d’un mentor, Jean Cayrol, auprès duquel il dirigea la collection Ecrire avant d’en fonder une autre, devenue légendaire: Combats. Le destin de l’homme tient dans ces deux mots. La carrière de l’éditeur fut si éclatante qu’on avait oublié l’auteur, Prix Médicis dès 1979 pour La nuit zoologique. Rattrapant le temps, il relança pourtant son œuvre, publiant huit ouvrages depuis 2010, les uns (tels Rue de Babylone et Usage de faux) dans une veine satirique et voltairienne, les autres (tels l’ample Pavillon des écrivains et l’émouvant Lilette, chez de Fallois) d’apparence plus lyrique, épique et mélancolique.
M’man appartient à la seconde catégorie. Ce tableau familial en cent chapitres, qui sont autant de «gestus», nous montre les transformations d’une époque – de la Grande Guerre à l’aube du troisième millénaire. L’écriture en est somptueuse, et je pèse le lieu commun. On s’attache à Jeanne, à Gervais, à leurs ascendants et à leurs descendants, Valentin, Colette et François-Xavier (cadet survivant, à sa naissance, de jumeaux dont le prénom composé dit le drame) à travers des phrases à l’instar de la suivante, évoquant les lendemains de l’Occupation: «Le joyeux pin-pon de la micheline rappelait que le pont sur le canal avait été réparé et que la paix, restaurant ses routines, était repartie comme on le dit d’un arbre foudroyé, qu’on croyait mort, sur le tronc noirci duquel pointe un frêle friselis de feuilles.»
La micheline, mais aussi, parmi mille autres évocations, la jeep kaki des libérateurs, l’arôme de pain d’épice du tabac blond, une alèse glissée sur le matelas de l’enfant qui s’oublie, une demi-livre de saindoux, plus loin des airs de bel canto ou de negro-spiritual sur le tourne-disque d’un collégien rebelle, ou la fausse cheminée du living surmontée du premier téléviseur, puis les machines à laver le linge et la vaisselle, périmant les us et coutumes domestiques, sans oublier l’aurige herculéen ornant sur son char le fronton du cinéma Vox, le dompteur de fauves du Britannic Circus et un cardeur de laine à matelas: autant de figures, de choses et de mots par myriades, que le récit vient en quelque sorte offrir ou rendre aux simples gens, floués par le progrès, dont l’invisible narrateur semble issu.
Durand les dote, tous, d’un esprit critique «malgré eux» qui procède, lui-même, d’une véritable sagesse populaire – comme l’entendaient Michelet ou Hugo. Plus l’on avance dans la lecture, plus les métamorphoses qu’observe l’auteur dessinent une leçon de vie. La chute en est crépusculaire, genre Fin de partie, mais drôle. Dès lors, le sujet n’est pas tant l’épopée modeste d’une famille (avec sa part de secrets, de drames, de joies et de conquêtes) qu’une sorte d’apprentissage, par la bande, du XXe siècle en France profonde.
Valentin pressent tout ça: «C’était si vrai que, quand [il] s’entendait demander, à chacun de ses passages, ce qu’il voudrait faire, plus tard, c’est le verbe apprendre qui lui venait spontanément à l’esprit, glissant au fil du temps du sens de connaître à celui de transmettre.» On se souvient alors que Durand fut un ardent républicain, admirateur de Mendès, et l’on ne s’étonne pas d’avoir entendu, parmi d’autres, Robert Badinter et Régis Debray prononcer son éloge au cimetière de Montmartre.
Transmettre… Je conserve le manuscrit de Plaine des héros, annoté au stylo par Claude Durand: plus de mille observations toujours pertinentes, qui, pourtant, ne prétendaient pas m’obliger. Et je songe à cette parfaite définition du romancier, «chasseur d’invisibles» comme le chien aveugle Boule, «tout juste bon à aboyer après les fantômes», dont l’auteur précise, dans une note liminaire, qu’il est – parmi tous les êtres que ressuscite M’man – le seul qu’il ne soit pas mal fondé de considérer comme existant ou ayant existé. Et du fait que Boule n’apparaisse que dans le dernier virage du livre, page 218, quand tant de «fantômes» nous sont devenus parfaitement familiers, et pour tout dire réels, on pensera bien ce qu’on voudra.
Au bout du compte, pour Gervais puis Jeanne, la messe est dite (à un mois d’intervalle). Et dans son ultime phrase, qui est un adieu, Durand nous montre quel usage on peut faire, en français, du double ou du triple génitif, afin de prendre congé des morts et du monde: «Un rejet du pied de glycine a profité des semaines de déshérence des lieux pour lancer ses vrilles à l’assaut de la clôture.»