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Moser à Berlin, les leçons d’un succès

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Jeudi, 19 Novembre, 2015 - 05:48

Reportage. La déclinaison allemande des écoles de Genève et de Nyon fête ses 10 ans dans l’euphorie. Si Paris ferme ses classes bilingues, l’Allemagne croit encore au français.

Texte Anna Lietti
Photos Thomas Meyer

Dans la cour de la Moserschule tapissée de feuilles d’automne, le parc à vélos se remplit et les ados capuche-sac à dos convergent vers l’entrée, surmontée d’une frise peinte: «GenèveNyonBerlin». Le gris ultrafrais de la façade, son style début XXe mi-austère, mi-rassurant, ainsi que le graphisme de la frise ont un air un peu grison. Mais nous sommes à Charlottenburg, quartier bourgeois de Berlin.

Par la fenêtre du premier étage, Stephanie Leyser, directrice administrative, regarde entrer les élèves: «Le bâtiment atteint les limites de sa capacité; bientôt, il sera trop petit et, déjà, nous refusons du monde. Quand je pense qu’il y a dix ans parvenir à le remplir nous apparaissait comme une gageure. Nous ne nous attendions pas à un tel succès.»

En 2005, l’Ecole Moser de Berlin ouvrait ses portes avec 13 élèves. Ce printemps, ce sont 300 élèves et 33 professeurs qui ont fêté son 10e anniversaire avec un ambitieux spectacle sur décor d’Alpes suisses. Dans la salle, en invité d’honneur: Henri Moser, fondateur de l’école privée genevoise qui porte son nom et pionnier de la maturité fédérale bilingue. Sur scène, son fils Alain Moser, qui a repris le flambeau en Suisse et fondé, il y a dix ans, l’école partenaire berlinoise. A la Moserschule, les lycéens allemands obtiennent l’Abibac, le diplôme qui marie l’Abitur allemand et le bac français.

Mauritz von Vardorff, aujourd’hui étudiant à l’Ecole hôtelière de Lausanne, est l’un d’eux. Il s’exprime dans un français fluide et presque sans accent: «J’ai bien appris le français au lycée, grâce notamment au fait que les cours d’histoire, de géographie et de musique étaient dispensés dans cette langue. Mais c’est le séjour de trois mois dans la famille de mon correspondant genevois qui a vraiment fait la différence. Je me destinais à des études d’architecture en Allemagne, j’ai changé d’avis en entendant parler de l’Ecole hôtelière. Je suis revenu visiter l’école et je suis tombé amoureux de Lausanne.» Cette idylle exemplaire ne s’arrête pas là: le correspondant genevois de Mauritz, lui, a conçu une telle passion pour l’Allemagne durant son séjour à Berlin qu’il n’a même pas attendu d’avoir sa maturité: il est carrément allé finir ses études dans un lycée allemand, à Sankt Blasien.

Une histoire exemplaire

L’Ecole Moser de Berlin n’est qu’un établissement privé parmi des centaines d’autres. Il offre pourtant un poste d’observation privilégié pour qui s’intéresse au devenir de l’enseignement des langues et au désir ou non-désir réciproque d’allemand et de français en Allemagne, en France, en Suisse.

Un petit saut en préhistoire d’abord: lorsque, en 1990, Henri Moser, le Bernois qui s’était fait traiter de «Boche» à l’école genevoise, décide de lutter contre le Röstigraben en offrant un enseignement bilingue français-allemand dans son établissement de Genève, puis de Nyon, il cherche en Suisse alémanique une école partenaire pour ancrer le bilinguisme dans la vraie vie des échanges et des correspondances. Il ne trouvera jamais, outre-Sarine, d’interlocuteur à la hauteur de son engagement. C’est son fils Alain qui, quinze ans plus tard, avec sa codirectrice Pia Effront, réalisera un véritable partenariat avec une école créée ad hoc… à Berlin.

Aujourd’hui, Alain Moser se réjouit d’avoir été en quelque sorte poussé hors de Suisse: «Le fait de proposer Berlin comme ville d’échange a boosté nos écoles en Suisse romande. Du point de vue linguistique d’abord: auparavant, nos élèves revenaient dépités de Suisse alémanique, où ils n’avaient pas réussi à parler un mot d’allemand. Plus généralement, avoir un pied dans l’Union européenne a fait entrer de l’oxygène dans notre système. Les enseignants s’enrichissent de la découverte d’approches différentes et nos élèves sont naturellement encouragés à aller voir du côté de la jeune Europe plutôt que de s’endormir ici…»

Si le succès de l’anglais sur la scène de la formation est le fruit froid de la mondialisation, l’enseignement bilingue franco-allemand trouve volontiers son impulsion dans un projet, au sens noble, politique. En France et en Allemagne, c’est le traité de coopération de 1963 qui lance les sections bilingues dans les établissements des deux pays. Birgit Kessler, directrice de la Moserschule, est une digne enfant de ce projet porté par un idéal de paix: «Je suis née après la guerre, mais j’ai grandi dans l’idée qu’il fallait tout faire pour que l’horreur ne se reproduise pas. Mon père était maire d’une petite ville au sud de Bonn, jumelée avec Metz. Il tenait beaucoup à ces échanges, nés eux aussi de la guerre. Mais il ne parlait pas le français: c’est moi qui traduisais pour lui. Apprendre la langue de l’autre m’est toujours apparu comme le vecteur privilégié d’une compréhension plus profonde.»

Birgit Kessler a suivi un enseignement bilingue français-allemand dans un lycée public de Bonn. «Mais, ensuite, ma famille s’est établie à Paris, où cette même possibilité n’existait pas. Les Allemands ont toujours trouvé plus important d’apprendre le français que l’inverse…»

De fait, le développement des sections bilingues nées du traité de 1963 s’est réalisé de manière très inégale d’un côté et de l’autre de la frontière. Sur le papier, un nombre à peu près équivalent de lycées proposaient, jusqu’à cette année, des sections bilingues en Allemagne et en France. Mais l’appellation, dans ce dernier pays, a souvent été employée abusivement pour désigner un simple enseignement renforcé de l’allemand. Depuis la rentrée 2015, les choses sont encore plus claires: la ministre française de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem, a annoncé la suppression des filières «bilangues» et leur remplacement par des «parcours interdisciplinaires» aux contours incertains.

Birgit Kessler se désole: «Je ne comprends pas cette décision. L’allemand est-il si peu intéressant pour les Français? N’a-t-on pas toujours parlé de construire une Europe plurilingue? Si on veut cultiver le plurilinguisme, l’anglais seul ne suffit pas!» Ce pari du gouvernement français sur le désintérêt pour l’allemand est d’autant plus absurde qu’il est démenti par les faits: le nombre de touristes français en Allemagne est en augmentation constante et, à Berlin, les Français qui viennent s’installer n’ont jamais été aussi nombreux.

Stephanie Leyser ajoute, avec un sens stratégique aiguisé: «Nous sommes déçus par la décision française, bien sûr. Mais en même temps, elle nous confère un avantage concurrentiel: dans les entreprises internationales, la connaissance d’une troisième langue est l’atout qui fait la différence. Si la France veut négliger l’allemand, après tout, tant pis pour elle!»

Doubler l’anglais par le haut

Une troisième langue en plus de l’anglais, bien sûr. Le succès de la Moserschule ne s’expliquerait pas sans cela: «L’offre d’un cursus bilingue français-allemand n’est plus suffisante aux yeux des parents, en Suisse comme en Allemagne, note Alain Moser. C’est pourquoi nous avons également développé l’anglais, avec un enseignement dans cette langue, des voyages, des échanges.» Birgit Kessler: «On part du principe qu’une parfaite maîtrise de l’anglais est indispensable, ça ne se discute même pas. Le français, c’est l’atout de plus qui fait la différence.»

Ainsi, une fois son Abibac en poche, Mauritz von Vardorff a commencé par faire un stage à Londres et, à l’Ecole hôtelière, il a choisi la section internationale anglophone. «Mais je constate que les étudiants qui ne parlent que l’anglais sont pénalisés: ils ont beaucoup de difficulté à trouver des stages en Europe. Et moi, je veux travailler en Europe.» Où l’on voit qu’il n’y a qu’une réponse à la domination anglophone: le dépassement par le haut.

Reconnaissance officielle

Il y a cinq ans, l’Ecole Moser de Berlin a acquis le statut d’Ersatzschule, c’est-à-dire d’école reconnue comme complémentaire à l’offre publique et bénéficiant de subventions partielles. Autre atout qui a alimenté son succès. «Il y a des crèches, des écoles primaires et des lycées bilingues publics en Allemagne, explique Birgit Kessler, mais ils s’adressent principalement aux enfants de familles mixtes, qui ont déjà un bagage en français. Notre lycée, lui, s’adresse d’abord à des germanophones simplement désireux d’entrer en français.»

Cette reconnaissance officielle du lycée suisse est révélatrice d’une francophilie allemande certes élitaire, mais vivace, malgré la concurrence de l’anglais. Vu de Berlin, l’idéal politique d’une compréhension réciproque n’est pas mort. Vu de Paris? On ne peut pas en dire autant: en 2013, l’ambassade de France à Berlin annonçait la fermeture de la majestueuse Maison de France, rendez-vous des francophiles de la capitale allemande sur la célèbre avenue du Kurfürstendamm. «C’est comme si l’Allemagne fermait son Institut Goethe à Paris!» s’est ému Reinhard Naumann, le maire du quartier. Deux ans plus tard, la Maison de France est sauvée et la demande en cours de français a augmenté de 40% ces huit dernières années.

Sauvée par qui? Il semble que la mobilisation des élus locaux ait joué un rôle déterminant. Heureusement que les Allemands sont là pour croire à la France.

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