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Ramuz, guéguerre au pays

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Jeudi, 5 Novembre, 2015 - 05:59

Polémique. Rififi autour de l’héritage Ramuz: le docteur François Pellet publie ses «Souvenirs autour de la Muette», dont l’amateurisme fait frémir les spécialistes. Crime de lèse-majesté?

Un jour de 1978, François Pellet trouve Marianne Olivieri, dite Gadon, dans la salle d’attente du cabinet médical qu’il vient d’ouvrir à Pully. S’ensuit une relation rapidement amicale qui dure jusqu’au décès de Marianne en 2012, un an après celui de son propre fils Guido. Jusqu’à ses 90 ans, elle prend sa voiture pour faire les quelques centaines de mètres qui séparent la maison de famille Ramuz, dite La Muette, de chez son docteur, devenu entre-temps spécialiste en soins palliatifs et en coopération médicale. A la fin de sa vie, Gadon lui fait promettre de ne pas l’envoyer à l’hôpital. Pendant deux ans, il s’occupe d’elle avec sa femme généalogiste. A son décès, il se bat avec la commune pour que Gadon puisse être enterrée avec son père.

Durant des années, Gadon et Guido égrènent les souvenirs de leur père et grand-père décédé en 1947. Le docteur écoute, prend des notes et, enfin, en fait un livre, «à leur demande». «Gadon trouvait l’image de Ramuz austère, loin du père qu’elle avait connu. Elle voulait aussi réhabiliter sa mère, Cécile, peintre, décédée en 1956, qui a joué un rôle fort dans la vie de Ramuz et dont personne ne parle. Ils ont souhaité que je m’en charge. Ils ont insisté. Ce livre est un devoir de mémoire.»

Erreurs de faits, de dates et de lieux

Souvenirs autour de la Muette se décline en trois parties très illustrées de photos souvent inédites: une vie de Ramuz, mêlant chronologie et échos du quotidien, une dizaine de lettres (trouvées par le couple Pellet dans le «tiroir secret» du bureau de Ramuz) que Cécile a adressées à Ramuz entre 1913 et 1914 ou à sa fille en 1940, et enfin une série d’analyses subjectives portant tant sur la santé de Ramuz que sur son rapport à la religion, à la musique ou à la femme. Livre grand public, facile d’accès, il pourrait être attachant s’il ne débordait de fausse modestie et d’auto­justification, rédigé par un témoin fier d’avoir été privilégié par ses amitiés et désireux que cela se sache, reconnaissant en postface «ne respecter en rien la construction que suit d’habitude un ouvrage littéraire» et se réclamer de la «passion» qui a habité l’auteur pour cet écrivain que «rien» ne le prédestinait à rencontrer. Il est hélas imprimé et mis en pages à la va comme je te pousse: les Editions Slatkine, éditrices du précédent livre de François Pellet, 1900. Les musiciens romands en quête d’identité, n’ont pas souhaité l’éditer, ni les Editions Favre, poussant l’auteur à s’adresser aux quasi-auto-Editions Ouverture au Mont-sur-Lausanne. Et, surtout, c’est un livre truffé d’erreurs qui font frémir les spécialistes de Ramuz. Erreurs de faits, de dates et de lieux, fautes d’orthographe, index et bibliographie lacunaires – on relève facilement une quinzaine d’erreurs rien que dans les légendes des photos. Pour ne citer que deux exemples: page 318, la dame avec un bébé désignée comme la mère de Cécile en 1847 est en fait la sœur de Ramuz tenant sa fille Odette en 1920. Et, à la page 131, se tiennent sur une barque non pas Gérard Buchet ni Gadon avec Ramuz, mais René Auberjonois et Guido enfant, une génération plus tard.

Grave? Assurément, pour Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes (CRLR), président de la Fondation Ramuz, qui a piloté le chantier Ramuz et codirigé avec Roger Francillon les Œuvres complètes de l’écrivain chez Slatkine. «Ce n’est pas tant ses interprétations qui me paraissent dommageables: même si je les trouve discutables, Ramuz en a vu d’autres. En revanche, les nombreuses erreurs qui parsèment l’ouvrage le déparent irrémédiablement. S’il s’agissait d’un auteur mineur, ou mal connu, et d’une entreprise personnelle et discrète – de vrais souvenirs, par exemple –, on pourrait l’excuser. Pas pour Ramuz, et pas avec de l’argent public (ndlr: le canton de Vaud, parmi d’autres soutiens comme la Fondation Sandoz ou la commune de Pully, a donné 4000 francs). J’étais moi-même, tout comme d’autres membres de mon institut, à sa disposition pour identifier correctement les documents. Mon étonnement et ma déception sont ceux d’un spécialiste d’un objet qui a été étudié de façon scientifique et circonstanciée, et qui se trouve être un objet patrimonial non innocent. Le traiter avec un amateurisme aussi voyant est une manière indirecte de dévaluer le travail qui a été mené par de nombreuses instances compétentes.»

Des enjeux sous-jacents

François Pellet prévient sagement les accusations, reconnaissant certes des «divergences entre les souvenirs de Marianne et (…) Guido Olivieri et les faits retenus par la Fondation Ramuz» mais insiste sur son «propos» qui «n’est pas celui d’un historien mais demeure celui du témoignage de la fille et du petit-fils de Ramuz». «Il appartient aux chercheurs de juger ce qu’il y a à en prendre ou en laisser mais critiquer systématiquement les témoignages donnés m’aurait entraîné trop loin.» Quant à la relecture, l’auteur renvoie à la liste de son comité de lecture «fourni et compétent». «Mais je voulais garder ma liberté et j’ai travaillé avec mon propre réseau. La Fondation Ramuz n’a pas droit de vie ou de mort sur tout ce qui se dit. Et lorsque Gadon était malade, personne de la fondation n’est venu lui apporter des fleurs!» «La fondation ne veut ni contrôler ni censurer, rétorque Daniel Maggetti, mais on est en droit de douter que ce livre soit un instrument de connaissance et de promotion allant dans le sens que l’on pourrait attendre légitimement.»

Parmi les enjeux sous-jacents, les documents et objets recensés à la Muette, déposés par la famille Ramuz, soit l’arrière-petite-fille de l’écrivain, Laure Brossard, et son mari, Christophe, médecins dans le Jura, dans presque leur totalité au CRLR de l’Université de Lausanne. Ne manque que ce que François Pellet a chez lui, et qui figure dans son livre. «Gadon m’a même un jour donné un tableau de sa mère! J’ai refusé mais elle l’a amené à ma femme! Tous les trois mois, je demande aux Brossard ce que nous devons en faire…» Autre enjeu, de fond celui-ci: l’antisémitisme prétendu de Ramuz, soutenu par Pellet, et réfuté par Maggetti.

Aujourd’hui, gardiens du temple de Gadon, François Pellet et sa femme font visiter la Muette sur demande, seuls à posséder la clé avec les héritiers et la femme de ménage. «J’étais l’ami de sa fille. Je ne sais pas si j’aurais été l’ami du père. En plus, je n’ai jamais vraiment aimé ses romans.»

«Souvenirs autour de la Muette». De François L. Pellet. Editions Ouverture, 396 p.

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Kurt Businger / BCUL
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