Rencontre. Lionel Frésard était garçon boucher à Saignelégier, il est devenu un acteur respecté à la ville. Dans un seul en scène, il raconte les gens des Franches-Montagnes.
Un spectacle en solo pour raconter sa trajectoire. Un de plus? Lionel Frésard, l’ex-garçon boucher de Saignelégier devenu comédien racé à la ville-sur-Léman, portait en lui depuis des années le projet de ce Molière-Montfaucon 1-1 qui amorce une tournée romande. Mais au moment de le concrétiser, il a beaucoup douté. Un de plus? «Tous ces humoristes qui montent sur scène pour raconter leur vie, ils nous font ch…» lui lance une connaissance croisée à cette période. Et une autre, plus polie mais non moins déstabilisante: «Des tas de gens ont une histoire intéressante, qu’est-ce que la tienne a de plus que les autres?»
C’est vrai, les comédiens qui montent sur scène pour nous parler d’eux, ce n’est pas ce qui manque, pour le meilleur et pour le pire. Mais le quadra des FranchesMontagnes a drôlement bien fait de tenir bon avec son projet: Molière-Montfaucon 1-1 est un spectacle magnifique, pas juste un de plus. D’abord, il est très subtilement écrit (en collaboration avec Thierry Romanens), plein de trouvailles narratives, de jeux en gigogne, de lignes de fuite poétiques. Ensuite, il est joué avec un mélange rare de maîtrise et de sincérité par un comédien talentueux, en pleine possession de ses moyens, et clair sur ses intentions: «J’ai tenu à créer ce spectacle à Montfaucon, où j’ai grandi. Je voulais à la fois rendre hommage aux gens du village et leur raconter ce que je suis devenu. Acteur, pour eux, ce n’est pas un vrai métier…»
Du club de foot au conservatoire
Un pied ici, un pied là, Lionel Frésard chevauche crânement le fossé entre les publics et réussit l’exploit de parler à tous, avec une force de frappe émotionnelle pas piquée des vers. Il nous dit que nous sommes tous les «péoués» de quelqu’un. Tous traversés, un jour ou l’autre, par l’angoisse de l’illégitimité. Au public des champs, il raconte le délice gourmand d’un texte de Molière et la jubilation d’un métier pas sérieux, certes, mais si nécessaire. Au public des villes, il donne, mine de rien, à réfléchir: aujourd’hui, Lionel Frésard ne pourrait plus entrer à la Manufacture de Lausanne, qui a remplacé le Conservatoire, puisqu’il faut désormais un bac pour postuler. Il ne pourrait plus faire ce parcours d’autodidacte à la Depardieu, qui commence par la révélation du plaisir du jeu et se poursuit par la découverte des textes. Le théâtre est devenu un métier d’intellectuels, sanctionné par des masters. Voilà qui aurait bien fait rire Molière, mais quelle triste uniformisation!
Saignelégier, donc. Le Café Central. Lionel Frésard en a tenu la barre, après une formation de cuisinier et un début de carrière de boucher interrompue par un couteau indiscipliné qui l’a envoyé à l’hôpital. Au Central, il remplaçait au débotté son père tombé malade et il y a créé un «sandwich indien» qui a marqué l’histoire gastronomique des Franches-Montagnes. Mais il avait déjà en tête une autre vie: celle du théâtre, découvert par la bande, la drôle de bande, du club de foot de Montfaucon. Quand on joue dans un village où le terrain est couvert de neige la moitié de l’année, il faut bien trouver à s’occuper le reste du temps. Premiers émois scéniques, donc, dans de sympathiques vaudevilles montés dans le cadre bon enfant d’une troupe amateur. «Quand je suis arrivé au Conservatoire de Lausanne, j’avais lu quatre livres, ça a été un choc culturel majeur. Je sortais de cinq heures de cours d’André Steiger et je pleurais. J’avais laissé là-bas un bistrot, une amie et ses enfants, et je me disais: «Je suis cinglé, qu’est-ce que je fais là?»
Aller au fond de soi-même
C’était en 1995. Aujourd’hui, Lionel Frésard croque sur scène les clients du Café Central et on pense à «la Zouc», cette autre fille du coin qui a su peindre l’universel avec la palette de la couleur locale. L’enfant de Montfaucon a acquis l’efficacité d’un grand pro, mais il est animé d’une tendresse cristalline. On rit beaucoup, on ne se moque jamais. Ne pas «chier d’où je viens», c’était le plus important pour lui. Et quand un gars de Montfaucon lui a dit que «c’est bien, tu ne t’es pas foutu de notre gueule», il était content. Le metteur en scène Denis Maillefer, qui l’a dirigé dans plusieurs spectacles, ajoute: «Quand on est celui qui vient d’ailleurs, on peut aussi facilement surjouer le décalage et en faire une vertu. Lionel a dépassé ce stade, il a acquis assez de maturité pour aller tout en finesse au fond de lui-même.»
Et le comédien Roger Jendly, qui a joué à ses côtés dans Douze hommes en colère (repris le printemps prochain): «Ça ne m’étonne pas d’apprendre que Lionel a joué au foot. Sur le plateau, il prend des risques et il a cette qualité rare d’être constamment aux aguets des autres pour leur renvoyer la balle. Surtout, il n’oublie pas que le théâtre, c’est du jeu. Ce métier, il faut le pratiquer avec le sérieux d’un enfant qui s’amuse. Mais sans se prendre soi-même trop au sérieux.»
Depuis sa sortie, en 2000, de ce fameux Conservatoire où il s’est formé dans le plaisir (un peu) et la douleur (beaucoup), Lionel Frésard n’a cessé de travailler avec bonheur, principalement au théâtre. L’épisode le plus récent de son parcours est la fondation, avec Martine Corbat, Laure Donzé et Camille Rebetez, de la compagnie Extrapol, productrice de MolièreMontfaucon 1-1, basée à Delémont. Mais il habite à Romanel-sur-Lausanne, avec sa femme Claire-Dominique Frund et leurs trois enfants. Un peu ici, un peu là-bas. «Je continue de ne pas bien savoir dans quelle case me mettre», dit-il.
Et «Domi», qui est gynécologue, mais se définit comme aussi «atypique» que lui: «C’est la force de Lionel: même quand il se donne à fond dans son travail, il reste habité par la vraie vie.» Alors, à quand Lionel Frésard sur la scène de Vidy pour une réflexion performative sur l’académisation des métiers du théâtre?
«Molière-Montfaucon 1-1». A Yverdon-les-Bains (L’Echandole) les 18 et 19 novembre; à Bienne (Théâtre Palace – Spectacles français) le 10 décembre; à Delémont (Forum Saint-Georges) les 18, 19 et 20 décembre.