Eclairage. Le très attendu «Spectre», visible en Suisse romande la semaine prochaine, voit Daniel Craig incarner pour la quatrième fois l’agent secret. Un agent qui tue et séduit, mais qui doute aussi.
«La conception du bien et du mal commence à être un peu démodée», disait James Bond en 1953 déjà. C’était dans Casino Royale, roman de Ian Fleming qui marquait la naissance littéraire d’un agent secret qui deviendra l’espion le plus aimé du XXe, et dorénavant du XXIe siècle, puisque Daniel Craig, en quatre films, a permis aux adaptations cinématographiques des aventures de Bond de battre des records en matière d’entrées et de recettes.
Moins d’une décennie après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde était donc pour l’agent au double zéro – un pour le permis de tuer, l’autre pour signifier qu’il l’a déjà employé – plus complexe qu’une simple opposition entre des gentils et des méchants. Si ce n’est que dans les faits, et plus encore dans les films que dans les livres, on assiste plutôt à un conflit souterrain manichéen entre un cow-boy en costard et un axe du mal qui n’a en gros qu’une envie, dominer le monde. Même si parfois un gentil peut se laisser happer par le côté obscur de la force, dans l’autre sens c’est un peu plus rare.
Séducteur et décontracté
En 1962, pour sa première apparition à l’écran, Bond affronte sur une île jamaïquaine le Dr. No. Après avoir longtemps hésité, la société EON Productions, qui a acheté les droits des romans de Fleming, a décidé de confier le rôle principal à un comédien alors inconnu, Sean Connery. L’Ecossais porte magnifiquement le complet-veston comme la chemise en lin, il a un sourire ravageur et un lever de sourcil gauche qui en font une icône du mâle sixties. Mais même si pour beaucoup Connery reste «le» Bond ultime, il est passablement éloigné du héros tel qu’imaginé par Fleming: un homme de 1 m 83, boxeur amateur au physique athlétique, cheveux noirs et yeux bleu clair. Même si ce n’est jamais très clair, 007 a la quarantaine fringante. Il est né au début des années 1920 d’un père écossais et d’une mère vaudoise, mais on n’en sait guère plus.
Le romancier britannique avait lui-même en tête deux interprètes qu’il jugeait parfaits pour le rôle. Son compatriote David Niven, so british, mais aussi l’Américain Cary Grant. Mais c’est donc Connery qui finalement leur soufflera la politesse et incarnera pendant près de dix ans un Bond séducteur et décontracté, baraqué et assez peu expressif malgré les épreuves qu’il traverse. Lorsque le comédien commence à se lasser du rôle et l’abandonne pour un film avant un ultime tour de piste, les producteurs Harry Saltzman et Albert Broccoli (dont la fille et le beau-fils dirigent aujourd’hui EON Productions) surprennent en choisissant un autre inconnu, mais qui, lui, n’a alors aucun film à son actif: l’Australien George Lazenby. Même si le film que celui-ci tournera, Au service secret de Sa Majesté, est pour les aficionados un des meilleurs épisodes de la franchise, son interprétation ne convainc guère. La faute à un cruel manque de charisme et d’élégance. A 30 ans, Lazenby était trop jeune pour un rôle qui demande plus de maturité. Raison pour laquelle, peut-être, le troisième Bond officiel est âgé de 46 ans lorsqu’il empoigne au début des années 70 le Walther PPK cher à «double zéro sept».
Avec Roger Moore, la série reste extrêmement populaire, mais devient parfois sa propre parodie. L’acteur est rapidement trop vieux pour le rôle et masque son déficit physique – Connery aimait réaliser ses cascades lui-même – par un dandysme très second degré, instillant dans des films d’action jusque-là plutôt sérieux une touche d’humour anglais pas toujours bien sentie. Lorsqu’il tourne en 1985 son dernier épisode, Dangereusement vôtre, Moore approche de la soixantaine et le personnage n’a jamais été aussi éloigné de l’espion sorti de l’imagination de Fleming trois décennies plus tôt. Celui qui avait naguère fait les belles heures de la télévision en prêtant ses traits à Ivanhoé, à Simon «Le Saint» Templar et à Lord Brett Sinclair est proche d’être le fossoyeur de la saga, poussant EON Productions à corriger le tir en engageant à sa suite Timothy Dalton, un acteur formé sur les planches et au jeu shakespearien.
Bond commence à douter
En deux films seulement, Tuer n’est pas jouer en 1987 puis Permis de tuer en 1989, Dalton, avec ses yeux bleu-vert et ses cheveux noirs, se rapproche du héros originel, d’autant plus qu’il campe un 007 capable de séduire et de tuer, mais aussi de douter. En tous les cas, il ne semble pas déjouer les pièges et vaincre ses ennemis sans avoir à souffrir, là où Moore semblait se battre une coupe de champagne à la main. On a un peu tendance à l’oublier, mais cette apparition éclair de Dalton aura été salutaire pour la saga. Si Pierce Brosnan, casté quelques années après, avait succédé directement à Moore, la franchise aurait probablement connu un net désintérêt. Séducteur et à nouveau plus gentleman que tueur, le 007 tel que joué par Brosnan se situe à mi-chemin entre ceux de Connery et Moore, et se révèle bien trop lisse. Si GoldenEye (1995) reste un très bon épisode, les trois autres que l’Irlandais tournera, à l’exception peut-être de Demain ne meurt jamais, ne sont guère inoubliables.
Lorsque Daniel Craig est appelé à succéder à Brosnan, les fans sont d’abord furieux. Quoi, un blondinet trapu (il mesure 1 m 78, soit 7 cm de moins que le plus petit de ses prédécesseurs) au profil de tueur soviétique pour interpréter un héros censé incarner le summum du charme et de l’élégance british? Les dents grincent, mais en 2006 Casino Royale met tout le monde d’accord: Craig est un excellent Bond. Si Fleming ne parle dans ses livres qu’assez peu des tenues vestimentaires de son héros, préférant des digressions sur ce qu’il aime boire et manger, il glisse par contre çà et là des indications quant à ses caractéristiques physiques. Ainsi apprend-on dans Opération Tonnerre, par le biais d’un personnage féminin, qu’il a «un visage sombre et cruel». D’une certaine manière, Craig est le seul des six acteurs de la franchise à correspondre en partie à cette description.
On souffre avec 007, une première
Il n’est pas anodin que Craig ait fait son entrée dans l’univers bondien avec Casino Royale, qui est donc le premier roman écrit par Fleming. Le film semble en quelque sorte faire tabula rasa du passé puisqu’on y découvre en guise de prégénérique comment l’agent secret a obtenu son matricule à double zéro. Dans la suite du film, on suit un 007 à la mâchoire carrée et au physique animal, mais loin d’être une insensible machine à tuer. Malgré son physique rugueux, Craig parvient à faire passer beaucoup d’émotion. Son Bond est humain: après avoir étranglé un homme, il se regarde dans un miroir et semble véritablement ébranlé, même si le plan est court.
Et à la fin de Casino Royale, lorsqu’il est torturé par le redoutable Le Chiffre, il souffre. On voit Craig se faire fouetter les parties intimes et on a mal avec lui. Pour la première fois, puisque jusque-là il avait paru insensible à la douleur. Dans le roman, Fleming le faisait même carrément pleurer. Au cinéma, c’est dans Skyfall, il y a trois ans, que 007 versera une larme, lorsque M s’éteindra dans ses bras. A l’heure où les superhéros sont devenus des archétypes hyper-rentables pour les gros studios, Bond n’est plus un surhomme, et c’est une bonne chose. Le voir douter, souffrir, pleurer le rend plus humain, on l’a dit, et donc plus authentique, même si ses exploits restent irréalistes. Skyfall, comme Spectre aujourd’hui, creusent le sillon d’un homme plus sombre et robuste, mais aussi, dans le même temps, plus sensible et fragile.
Son hobby: Résurrection
Dans une séquence d’anthologie qui le voyait dans Skyfall affronter un méchant – campé par Javier Bardem – lui faisant des avances, Bond répondait «résurrection» à la question «quel est votre hobby?». Depuis 1953, il n’a en effet jamais cessé de renaître, tel un phénix. Et de ses nombreuses résurrections, on retiendra celle qui a fait de Daniel Craig le meilleur James Bond de l’histoire, parce que le plus vrai. Bien qu’il soit blond.
(de gauche à droite)
Sean Connery
Né en 1930 à Edimbourg, Ecosse
Mesure 1 m 89
Yeux marron
Cheveux bruns
A joué dans 6 films de la franchise de 1962 à 1971
A incarné 007 de 32 à 41 ans
George Lazenby
Né en 1939 à Goulburn, Australie
Mesure 1 m 88
Yeux marron
Cheveux noirs
A joué dans 1 film de la franchise en 1969
A incarné 007 à 30 ans
Roger Moore
Né en 1927 à Londres, Angleterre
Mesure 1 m 85
Yeux bleus
Cheveux bruns
A joué dans 7 films de la franchise de 1973 à 1985
A incarné 007 de 46 à 58 ans
Timothy Dalton
Né en 1946 à Colwyn Bay, pays de Galles
Mesure 1 m 88
Yeux verts
Cheveux noirs
A joué dans 2 films de la franchise de 1987 à 1989
A incarné 007 de 41 à 43 ans
Pierce Brosnan
Né en 1953 à Drogheda, Irlande
Mesure 1 m 88
Yeux bleus
Cheveux noirs
A joué dans 4 films de la franchise de 1995 à 2002
A incarné 007 de 42 à 49 ans
Daniel Craig
Né en 1968 à Chester, Angleterre
Mesure 1 m 78
Yeux bleus
Cheveux blonds
A joué dans 4 films de la franchise de 2006 à 2015
A incarné 007 de 38 à 47 ans
Le retour du spectre
Il y a trois ans, on ressortait ébahi de Skyfall, un des meilleurs films de la saga James Bond, si ce n’est le meilleur. Alors que l’on célébrait les 50 ans de la naissance cinématographique de l’agent secret britannique, Sam Mendes signait un film s’autorisant un peu de nostalgie et se terminant, après quelques moments visuellement époustouflants, sur un baisser de rideau en forme de tragédie freudienne. Tout en se révélant esthétiquement moins virtuose, Spectre, signé du même Mendes, est un pur film d’action, dont la maîtrise narrative et le montage au cordeau (virtuose séquence mexicaine en ouverture) feraient bien d’inspirer les studios qui pensent que le spectacle passe aujourd’hui impérativement par la 3D et un déluge d’effets numériques rendant trop souvent le film illisible.
Dans Spectre, Daniel Craig est pour la quatrième fois Bond, et cela pourrait bien être la dernière si l’on en croit ce beau final où, sur un pont, il va devoir choisir entre vie privée et vie professionnelle. Le récit, qui voit le grand retour du Spectre, cette organisation criminelle contre laquelle se battait déjà Sean Connery, lie aussi astucieusement les trois autres films qu’il a tournés, faisant de Casino Royale, Quantum of Solace, Skyfall et Spectre une sorte de chapitre autonome dans la grande saga bondienne. Du bon boulot. ■ SG
«Spectre». De Sam Mendes. Avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Monica Bellucci, Christoph Waltz et Ralph Fiennes. GB/Etats-Unis, 2 h 28. Sortie le 11 novembre.
Variations de style au masculin
En un demi-siècle, la franchise a imposé un classicisme esthétique toujours pertinent et reflété l’évolution de la virilité postmoderne en Occident.
De Genève-Cointrin à Londres, où l’on se rend, impossible d’ignorer la sortie de Spectre. Partout, affiches ou écrans, marques automobiles ou horlogères, d’alcool ou de haute couture affichent les traits roués de Daniel Craig. Et chacun, séniors ou teenagers, d’accueillir cette offensive marketing avec une semblable curieuse adhésion. A raison: héros pop universel depuis un demi-siècle, James Bond appartient à tous, s’observant aujourd’hui également comme marqueur socioculturel de l’évolution du style et de la masculinité.
Le style: quand il s’agit du personnage créé par Ian Fleming en 1953, il est d’abord question de cela. A ce point qu’en été 2012 le Barbican Centre de Londres inaugurait Designing 007 - Fifty Years of Bond Style: un parcours immersif où s’interroge le patrimoine esthétique légué par une franchise muée en «phénomène culturel global comparable à l’impact planétaire qu’ont eu les Beatles», selon l’historienne de la mode Bronwyn Cosgrave. Après Melbourne ou Madrid, l’exposition est aujourd’hui présentée à Mexico City. Par le biais d’une collection intimidante, on y mesure combien les codes esthétiques «bondiens» se sont aujourd’hui profondément diffusés dans les champs de la mode ou du design: gadgets présageant l’ère du nano, costumes signés Anthony Sinclair, et dont s’inspire aujourd’hui Tom Ford, l’Aston Martin DB5, dont la robe révolutionna la ligne des voitures de sport, ou encore le mobilier «guerre froide» cher à Sir Ken Adam, chef décorateur de Dr. No (1962) ou Goldfinger (1964).
«Les intérieurs architecturaux conçus pour les Bond des sixties sont simplement extraordinaires, commente Ab Rogers, figure du design britannique et cocurateur de l’exposition Designing 007. Ce sont des espaces lumineux aux lignes dynamiques qui utilisent l’acier et le verre de façon innovante, et dont l’influence se mesure toujours aujourd’hui.» A l’exemple de la firme Apple qui s’est notoirement inspirée des travaux d’Adam pour élaborer ses stores de New York ou de Shanghai.
James Bond et le style, affaire d’un classicisme immuable? Non! La série a toujours soigneusement épousé les bouleversements socioculturels des époques qu’elle a traversées et, à sa mesure, reflétées. Là réside tout le secret de la longévité de 007. A la fois personnage et «combinatoire narrative», selon Umberto Eco, progressivement devenu un marqueur de l’élégance masculine et de la virilité en Occident. «En cinq décennies, rappelle Ab Rogers, Bond est passé du rang d’esthète et coureur de jupon invétéré à celui de personnage badin ou politiquement correct, à la machine à tuer, mais pourtant sensible, que joue Daniel Craig aujourd’hui.»
Ainsi, loin du buveur et fumeur compulsif, misogyne et violent imaginé par Fleming, l’agent figure à présent à l’écran ce mâle viril mais raffiné, hédoniste mais hanté, brutal mais vulnérable, capable d’aimer au désespoir (Casino Royale, 2006) ou de susciter l’ambiguïté durant une scène de tension érotique partagée avec le méchant (Skyfall, 2012). Un renversement des codes de la représentation masculine qui fit même hurler quelques médias conservateurs britanniques – certains jurant que la nouvelle Bond Girl n’était désormais autre que… Bond en personne! Un 007 dominateur, certes, portant bien costume Tom Ford trois boutons et revolver Walther PPK 7,65 mm. Mais un héros qui, en reflet des mœurs supposées de l’homme contemporain, se muait en un métrosexuel pudique, objet de son propre désir. ■ david brun-lambert
Exposition «Designing 007». www.007.com«Architecture et design dans les films de James Bond». De Stéphane Mroczkowski et Alexandra Pignol. Ed. L’Harmattan, 258 pp.